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Nouvelles d'Erik Vaucey... et autres gourmandises littéraires !
2 juin 2015

La nouvelliste de la semaine : Béatrice Ruffié Lacas

Bea ruffieAujourd'hui, je reçois une nouvelliste
qui figure également au sommaire du recueil "J'ai fait un rêve".
Le jour où je les aurai tous interviewés,
peut-être que notre éditeur nous invitera pour un barbecue ! ;)

Mais revenons à notre sujet, cette auteure a été publiée de nombreuses fois
dans des ouvrages collectifs et le sera très bientôt en solo...


J'ai le grand plaisir d'accueillir Béatrice Ruffié Lacas

A la suite de l'interview, vous trouvrez en guise d'amuse-bouche,
une nouvelle extraite de son recueil "Mémoires d'un grain de sable"
intitulée « Ave Maria »

EV : Bonjour Béatrice . Tout d’abord, qui es-tu ?

BR : Si je le savais, j'imagine que j'arrêterais d'écrire ? Je suis dans le désordre, une femme, une nouvelliste, une mère, une auteure pour enfants, une scénariste BD et... deux trois autres choses, sûrement !

EV : Il paraît que les femmes excellent dans la gestion multi-tâches de leurs activités... Tu sembles le confirmer ;)
En complément, j'invite nos lecteurs à découvrir la très belle auto-description publiée sur ton site :)
Écris-tu depuis longtemps ?

BR : J'ai commencé à écrire des histoires vers l'âge de douze ans, j'ai gagné quelques prix littéraires locaux, et cela m'a vacciné pour des années : je déteste monter sur un podium devant une foule de personnes ! Je n'ai repris la plume que très récemment, un peu par hasard.

EV : Quel talent précoce !
Comment en es-tu venue à écrire ta première nouvelle ?

BR : Un appel à textes, aperçu sur internet, m'a inspiré une nouvelle courte et assez sombre. C'était mon premier essai, couronné de succès, puisque j'ai eu la joie de la voir publiée.

EV : Au fil des invités qui défilent dans cette rubrique, l'importance des appels à textes est souvent rappelée...
Quelles qualités trouves-tu aux nouvelles par rapport aux autres formes littéraires ?

BR : J'aime la brièveté du genre, et surtout les fins surprenantes, voire dérangeantes, qui laissent une porte ouverte sur des interprétations multiples.

EV : J'apprécie aussi l'idée que ce soit au lecteur de poursuivre seul le chemin sur lequel l'auteur l'a guidé...
Quels sont les genres littéraires que tu abordes dans tes écrits ?

BR : Je ne me ferme à aucun genre. J'écris souvent des nouvelles sombres, mais parallèlement je poursuis une activité d'auteure jeunesse avec des thèmes plus tendres.
A vrai dire, j'écris ce qui me passe par la tête, et je laisse aux autres, éditeurs ou lecteurs, le loisir de me ranger dans des cases. Moi, je ne sais pas faire...

EV : ... et ça marche visiblement très bien ainsi :)
Comment te vient habituellement l’inspiration ?

BR : Le plus souvent quand je ne m'y attend pas, ou quand je n'ai pas de petit papier sous la main pour noter mes idées. C'est une compagne bien volatile !

EV : Quel conseil donnerais-tu à celui qui voudrait écrire des nouvelles ?

BR : Lancez-vous ! Qu'est-ce qui peut vous arriver ?

EV : Et à un lecteur de nouvelle ?

BR: Continuez !

EV : As-tu déjà été publié ?

BR : Oui, on peut trouver plusieurs de mes nouvelles dans des anthologies.

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Et je profite de cette interview pour t'annoncer en avant-première (roulements de tambour!) mon premier recueil de nouvelles en solo "Mémoires d'un grain de sable", qui sortira cette année aux éditions Belladone.

EV : N'hésite pas à revenir nous voir à la sortie de cet ouvrage :)
Et où peut-on te retrouver ? 

EV : Merci Béatrice, j'ai été très heureux de mieux faire connaissance. Les lecteurs de ce blog n'ont que l'embarras du choix pour découvrir un de tes textes ;)


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Béatrice offre à tous nos lecteurs l'opportunité de découvrir
une nouvelle extraite de son recueil "Mémoires d'un Grain de Sable"
publié par les éditions Belladonne.

Ce très beau texte, mêlant le fantastique à la grande histoire,
permettra à chacun de se faire son opinion sur la qualité de sa prose ;)

 

Ave Maria

            Eugénie leva les yeux au ciel, agacée, tandis que la gouvernante, rouge de colère, sortait de la pièce en pestant contre la nouvelle effronterie de son élève. Malgré son apparente nonchalance, la petite fille était tout aussi courroucée que la domestique. Assise à son pupitre depuis bientôt deux heures, elle n'arrivait pas à terminer la page d'écriture qui lui avait été imposée. Elle ne parvenait pas à se concentrer sur son travail, et sa feuille était couverte de tâches et de salissures, à tel point que Mademoiselle Bauer l'avait arrachée violemment, lui sommant de tout recommencer depuis le début. Eugénie, qui avait déjà tant peiné à former chaque plein et délié, n'avait pu contenir son irritation, et avait reculé brutalement la chaise du pupitre. Les bras croisés et le regard froid, elle avait décrété qu'elle en avait assez, et qu'elle en resterait là. Ce à quoi il lui fut répondu :

            — Mademoiselle, vous avez vingt minutes! Si ce devoir n'est pas terminé à onze heures, vous serez punie, et je m'en irai quérir votre mère pour qu'elle en apprenne un peu plus sur votre comportement et votre insolence! Entendez-moi bien, Mademoiselle Eugénie, lorsque l'Ave Maria retentira, vous devrez avoir terminé votre page! Sans quoi...

            Eugénie détestait ses leçons quotidiennes, presque  autant qu'elle détestait Mademoiselle Bauer. Elle exécrait les pages d'écriture et de calcul qui lui étaient imposées pour faire d'elle une honorable maîtresse de maison. Même lorsqu'elle tentait de s'y appliquer, les matinées se terminaient bien souvent en punitions corporelles, car aucun des efforts fournis n'étaient jamais suffisant pour Mademoiselle Bauer. Eugénie haïssait sa condition d'enfant : obéir, apprendre, obtempérer... Sa vie n'était qu'une suite de concessions et de bonnes manières, alors que la petite fille n'aimait rien tant que courir, sauter, et s'amuser. Si seulement elle avait pu naître déjà adulte et libre ! Sa gouvernante était une femme érudite qui, quoique jolie, n'avait pu trouver de mari à l'âge où elle aurait logiquement du prendre époux. Issue d'une famille berlinoise désargentée, elle avait du, à vingt-quatre ans, chercher un emploi, par dépit, et avait alors pris en mains l'éducation d'Eugénie à sa quatrième année. Mais la jeune gouvernante n'était qu'aigreur et amertume, et la fillette la détestait, tout comme les autres membres de la maisonnée.

            Cela faisait un certain temps que la petite fille était seule dans le bureau. Perdue dans ses pensées amères, elle n'avait pas esquissé le moindre geste, et n'avait pas même décroisé les bras. Raidie par la colère et un sentiment d'injustice, elle avait pourtant tenté de contenir son mécontentement, mais sans succès comme toujours, et allait maintenant devoir en payer les conséquences. Après plusieurs longues minutes, elle sentit des petits picotements parcourir ses coudes, et se détendit légèrement. Elle se leva et se pencha vers la boule de papier froissé que la jeune femme, de colère, avait envoyé valser aux pieds de l'enfant. Elle la ramassa, et sur le point de la mettre machinalement à la corbeille, se ravisa. Elle n'allait tout de même pas faire le travail des domestiques, se dit-elle, orgueilleusement, du haut de ses huit ans. Debout au milieu de la pièce, elle se mit alors à triturer le papier, et à en arracher des petits bouts qu'elle éparpilla méthodiquement, non sans malice, tout le long du tapis, comme des petites dragées de carnaval. Elle avisa ensuite l'encrier, à demi-plein, et en répandit avec application son contenu sur la tapisserie de la pièce. Celle-ci représentait une scène de chasse que la petite fille avait toujours trouvé abjecte, et elle insista avec un plaisir non feint sur le visage du chasseur, afin que celui-ci soit parfaitement recouvert. Une fois son forfait terminé, elle se rassit, et fixa la grande horloge du bureau. Cela faisait déjà quinze minutes que la gouvernante était sortie, et elle serait de retour dans cinq minutes, peut-être même avant. Eugénie se languissait déjà de voir son visage consterné, suivie de sa colère et de son effarement. Cette fois au moins, elle était sûre de mériter les coups de verge qu'elle ne manquerait pas de recevoir !          

            Impatiente, elle se concentra sur le battement régulier du pendule qui oscillait dans le chambranle. Tic-tac, tic-tac... Les minutes s'égrainaient à un rythme apathique, et l'enfant, lassée, ne put retenir un bâillement d'ennui. Le mouvement du pendule semblait avoir un effet hypnotique sur elle, elle suivait le balancier des yeux, et le léger cliquetis des aiguilles aurait sans doute pu la plonger dans le sommeil, si ses nerfs n'avaient pas si douloureusement été mis a vifs quelques instants auparavant. La petite fille ressentait la fatigue de sa colère passée, mais elle savait aussi que sa rancœur n'était pas terminée. Au rythme du pendule, elle la sentit se ranimer en songeant à ce qui l'attendait... Subitement, elle se leva à nouveau, et fit basculer la chaise en arrière. Elle s'acharna alors dessus de toute la force de ses petits pieds, et parvint à faire céder un des barreaux. Réjouie par cette victoire, elle tenta alors de s'en prendre au pupitre, qui résista, malgré les coups. La fillette se dirigea alors à nouveau vers l'horloge, en ouvrit prestement la porte, et s'en pris avec rage au balancier afin de faire cesser son tic tac entêtant. Ah elle reviendrait quand l'Ave Maria retentirait ? Et bien qu'elle l'attende! Hélas ses efforts furent vains. L'horloge était en bois massif, et le balancier y était solidement accroché. Il continua même à osciller malgré le bruit suspect qui en émana lorsque la jeune fille s'y suspendit, brièvement. Eugénie eut alors une idée. Elle se retourna, souleva le pupitre à leçons, et le posa prés de la pendule, puis elle se saisit de la petite chaise éventrée, et la posa sur le pupitre. Elle entreprit alors d'escalader cet étrange échafaudage, afin de pouvoir se saisir des aiguilles de la pendule. Pour se faire, elle se déchaussa, et souleva prestement ses jupes. Bien que bancale, sa construction parvint a soutenir son poids, et la fillette attrapa la grande aiguille entre le pouce et l'index. Elle la fit alors tourner avec amusement, à toute vitesse, de plus en plus vite. Elle se saisit ensuite de la petite aiguille, et en fit autant, avant de la tordre avec délectation. Quand à la trotteuse, elle l'arracha tout bonnement, et la jeta au travers de la pièce, telle la boulette de papier qui l'avait traversée quelques minutes plus tôt. Mais la frêle construction était branlante, et la petite fille hors d'haleine sauta au bas du pupitre peu de temps avant que le tout ne s'effondre au sol. La vieille horloge avait désormais une drôle d'allure! Sa porte de verre était ouverte, et son balancier, désorienté, formait de discrets petits ronds accompagné de bruits gutturaux. Quand au cadran, avec ses aiguilles tordues et pendantes, on eut dit un dessin d'enfant représentant un objet imaginaire et inutile. Pour parachever son œuvre, Eugénie ramassa l'encrier sur le sol sali, et le jeta avec force dans la porte de verre, qui se fissura sous l'impact. À la faveur d'un rayon de soleil, elle aperçut son image dans la vitre brisée : ses cheveux étaient en bataille, sa robe déchirée au niveau des coudes, et deux belles tâches d'encre s'étalaient sur le devant de son corsage et le côté droit de sa jupe. Elle sourit à ce reflet, satisfaite. L'enfant était enfin prête à recevoir Mademoiselle Bauer. La chaise étant devenue inutilisable, Eugénie s'assit sur le sol recouvert d'encre, les genoux repliés sous le menton dans une attitude défensive, et attendit le retour de sa gouvernante.

            Quelques heures plus tard, elle s'éveilla dans cette étrange position. Ses genoux avaient glissé, et son corps était à demi avachi sur le mur, sa tête pendant le long de son corps. Elle se redressa, hagarde. Ses cervicales étaient douloureuses, et les écorchures sur ses mains dues à ses acrobaties passées la faisaient souffrir. D'instinct, elle leva le regard vers la pendule, pour savoir combien de temps elle avait dormi. Hélas les débris de meuble qu'elle avait devant elle n'étaient plus en mesure de lui indiquer la moindre notion de temps. L'enfant se souvint alors de l'épisode précédent, et soupira. Elle allait avoir des problèmes, une fois de plus. Péniblement, elle se remit sur ses pieds, et contempla l'étendue des dégâts. Elle remis la petite chaise, bancale, sur ses pieds, et ramassa les petits bouts de papier qui jonchaient le sol pour les mettre à la corbeille. Pour les tâches qui constellaient le mur et le tapis, elle ne pouvait rien faire, pas plus que pour la vieille horloge éventrée. Honteuse, elle se remit à son pupitre, et entreprit de terminer enfin sa page d'écriture. Une bonne demi-heure plus tard, la petite fille releva la tête de sa copie, satisfaite de son travail. Bien sûr il serait sans doute bien en dessous de ce qu'espérait cette harpie de Mademoiselle Bauer, mais il n'en demeurait pas moins qu'il était fait, et Eugénie espérait ainsi adoucir sa punition.

            Il était pourtant étrange que la gouvernante n'ait pas encore réapparu : Eugénie avait trouvé le temps de saccager la pièce, de terminer sa leçon, et même de faire un somme. Bien qu'il n'y ait plus aucun instrument de temps dans le bureau, en regardant par la fenêtre, elle savait que plus d'une heure avait passé : la demeure était orientée vers l'est, et le jardin sous le bureau était exposé au soleil toute la matinée. Or, il était maintenant totalement à l'ombre. La petite fille se rechaussa, et partit à la recherche de sa gouvernante. Une fois dans le corridor, elle fut étonnée de ne pas percevoir de bruit aux alentours. S'il était midi comme elle le pensait, elle aurait du entendre les bruits de l'office, et le tintement familier des couverts dans le salon. Or, tout autour d'elle, tout était étrangement calme, pas le moindre murmure ou babillage de domestiques. Surprise, elle continua sa marche dans le couloir, et descendit ensuite l'escalier de marbre pour se rendre dans le salon, à la recherche d'un adulte. Personne. Quelque chose d'étrange était en train de se passer: jamais on se laissait Eugénie seule si longtemps. Apeurée, elle se mit a la recherche de sa mère, et ses pas se pressant dans le couloir, elle commença à l'appeler:

            — Mère? Mère!!!!

            Nul ne répondait à ses appels. C'est alors qu'elle arriva, essoufflée, dans le grand salon. Sa mère était là, de dos, dans le fauteuil de velours rouge qu'elle affectionnait tant. Soulagée, la petite fille ralentit le pas ; sa mère n'appréciait guère les effusions, et il eut été malvenu de courir dans ses bras, surtout dans l'état dans lequel elle se trouvait.

            — Mère?

            La mère d'Eugénie se tenait, droite, dans son fauteuil, et était tant absorbée par son ouvrage qu'elle ne lui répondit pas. Eugénie insista:

            —Mère?

            En faisant le tour du fauteuil, Eugénie constata que sa mère avait les yeux clos. Engoncée dans son corset, rigide, elle semblait s'être endormie de cette façon cocasse. La petite fille s'approcha d'elle, impressionnée, et écouta attentivement le son de sa respiration. Il était normal, comme si sa mère était profondément plongée dans le sommeil, et que rien n'ait pu la tirer de ses songes. Inquiète, Eugénie toucha la main de sa mère, qu'elle trouva anormalement froide, et se mit à la secouer doucement. Sans réaction de sa part, elle intensifia son geste, un tout petit peu plus fort, puis encore un peu plus. L'enfant commençait à être de plus en plus inquiète, et se mit alors à la secouer tout à fait, brutalement, par les épaules. Elle ne réagissait pas. En pleurs, elle appela à l'aide :

            — Paulette, Germaine, Mademoiselle Bauer! Au secours! Maman ne se sent pas bien, au secours!

            Mais chacun de ses cris retentissait dans la maison comme en un écho, et personne ne semblait entendre ses appels. Sa mère était toujours immobile, telle une statue de cire. Sous les secousses infligées par sa fille, sa tête avait doucement roulé sur son épaule, mais son corps, toujours droit et austère, n'avait pas bougé d'un pouce.

            Eugénie, terrorisée, se mit à courir dans la maison à la recherche d'un domestique. Déboussolée, ses pas la conduisirent vers l'office, où elle trouva Germaine, assise, dans la même position que sa mère. La domestique était avachie sur une chaise, la tête en avant, les yeux clos. Une fois encore, Eugénie tenta de la sortir de sa torpeur en la secouant vivement, sans succès. La vieille dame semblait elle aussi dormir du sommeil du juste, et laissait même échapper de temps à autre un léger ronflement d'aise. Eugénie se remit à courir. Plus loin, dans le garde-manger, elle trouva Paulette, endormie elle aussi, et étendue sur le sol en position fœtale, serrant contre elle son bonnet blanc de façon enfantine. Là encore, la jeune servante ne réagit à aucun stimuli. Bien que son visage soit serein, et sa respiration régulière, rien ne parvenait à la tirer du sommeil . La fillette était en sueur. Gênée par ses lourds jupons, et les pieds meurtries par ses chaussures à petits talons, elle s'arrêta un instant de courir, pour se déchausser à nouveau. À bout de souffle, elle revint dans le salon, et s'adossa au mur, face à sa mère, qui n'avait toujours pas bougé. Ses pensées tournoyaient dans son esprit à toute vitesse, elle ne comprenait pas ce qui arrivait : pourquoi est-ce-que tout le monde dormait? Qu'était-il arrivé à sa mère, à ses gens? Eugénie remarqua alors qu'une tasse de thé entamée était posée sur le petit guéridon prés de sa mère. Avait-elle bu un breuvage ou gouté un keiss kuchen qui l'aurait empoisonné? Eugénie commença à se figurer le cours des événements : sa mère avait du avaler de la nourriture empoisonnée, et les deux domestiques, toujours occupées a chaparder, en auraient consommé aussi. L'enfant se souvint alors que Mademoiselle Bauer avait pour habitude de ne jamais se mêler aux autres gens de maison, pour le thé comme pour les repas. Elle les prenait la plupart du temps seule dans sa chambre. Eugénie remonta à l'étage quatre à quatre, à la recherche de la gouvernante qu'elle avait quitté quelques heures à peine, et qui elle au moins saurait quoi faire. En haut des escaliers, Eugénie s'élança dans le corridor et se jeta sur la poignée de chambre de Mademoiselle Bauer. La porte s'ouvrit sans effort, et derrière, elle y découvrit toujours le même spectacle. Sa gouvernante était allongée à terre, toutes jupes relevées, et sans connaissance, comme les autres. Cette fois il n'y avait dans la chambre nulle trace de nourriture qui eut pu plonger la jeune femme dans cet état. Epuisée, Eugénie s'effondra sur le sol, en larmes. De douloureux hoquets soulevaient sa gorge, et l'agitation qui s'était emparée d'elle était sur le point de lui faire perdre pied. La fillette était terrorisée, et son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, comme s'il était prêt à s'en échapper. Eugénie ne put contenir plus longtemps sa douleur, et se mit a crier. Les sanglots rauques qu'elle laissait enfin échapper la libéraient : laissant libre court à sa colère et à sa frustration, la petite fille ne pensait plus à rien, comme si elle aussi pouvait enfin perdre connaissance.

            Le corps agité de spasmes, les cheveux dans les yeux et le visage maculé de larmes, l'enfant finit cependant par se calmer, de longues minutes plus tard. Prostrée, elle tenta alors doucement de reprendre ses esprits, et se remémora anxieusement sa situation. Elle était seule dans la maison, en compagnie de trois domestiques endormies, et de sa mère, tout aussi amorphe, pour une raison indéterminée. La demeure dans laquelle elle habitait était éloignée de la ville, et on ne pouvait trouver secours aux alentours sans prendre le fiacre. Or, le fiacre avait été détaché le matin même par son père, qui s'était rendu avec son valet à une course hippique. Ce qui signifiait qu'aucun secours ne viendrait avant le soir. Eugénie se releva et s'approcha du corps de Mademoiselle Bauer. Elle abaissa doucement ses jupes sur les chaussures de la jeune femme, remis un peu d'ordre dans sa tenue, en accord avec la bienséance, puis l'observa attentivement. Étendue a terre, sereine, ses traits étaient très différents de ce qu'ils étaient habituellement. Dans les tréfonds du sommeil, son visage, bien que sérieux, était détendu, et la crispation qui habitait d'ordinaire sa mâchoire avait disparu. Pourtant la jeune femme semblait plus mâture dans cette étrange position. Alors qu'elle n'avait que vingt-neuf ans, elle en paraissait dix de plus. Eugénie observait sur son visage une quantité de ridules insoupçonnées autour de ses yeux bleus, et un sillon très marqué qui barrait son front, accentuant son air sévère. Eugénie se dit qu'elle n'était pas si jolie après tout. Pas étonnant qu'elle n'ai jamais trouvé un homme souhaitant l'épouser! Elle observa la chambre aux alentours: les murs étaient recouverts de livres, du sol au plafond, et une sage tapisserie en hébreu venait orner la tête de lit. Un petit cadre au dessus de la coiffeuse attira l'attention de la petite fille: l'aquarelle représentait un paysage cévenol, gorgé de soleil. Eugénie leva à nouveau les yeux vers Mademoiselle Bauer : elle était décidemment bien vieille. Et bien laide. L'enfant tourna les talons, et décida de retourner auprès de sa mère.

            Son corps était toujours à la même place, assis dans une attitude rigide. La mère d'Eugénie était une femme du monde, très respectée en ville, qui tenait sa maison et ses domestiques d'une main de maitre. Peu encline aux démonstrations sentimentales, elle accordait néanmoins à sa fille le temps nécessaire à son éducation. Ensemble, elles effectuaient de petites broderies, et sa mère l'initiait à quelques menus travaux de piqure. Eugénie voulait être à ses côtés quand elle se réveillerait. Elle s'approcha d'elle, et eut un mouvement de recul. Là encore, elle fut surprise par les irréparables outrages que le temps avait infligé à son visage. La ride du lion sur le visage de sa mère était démesurément marquée, et les cheveux noirs, méthodiquement relevés en chignon, étaient parsemés de fils blancs, donnant à sa coiffure une couleur éteinte, grisâtre. Elle avait toujours apporté beaucoup d'importance à ses mains, et avait appris à sa fille à en faire autant, dès son plus jeune âge. Mais les mains maternelles que regardait Eugénie étaient tâchées, ridées, tandis que les ongles, d'ordinaire parfaitement taillés, semblaient démesurément longs et courbes. Une fois encore, l'enfant ne put retenir un cri de terreur. Sa mère vieillissait dans son sinistre sommeil! Eugénie se dirigea prestement vers le cellier, et ses constatations furent là encore identiques : Germaine avait désormais tout d'une vieillarde : son visage ressemblait à une vieille pomme flétrie par le soleil. Quant à la petite Paulette, qui venait à peine d'entrer dans l'adolescence quelques minutes plus tôt, c'était désormais une jeune femme accomplie.

            Eugénie eut alors l'idée d'observer sa propre image dans une des grandes marmites de l'office. Elle manqua défaillir : la jeune femme qui l'observait dans le reflet en face d'elle lui était totalement étrangère. Une adolescente de dix-huit ou dix-neuf ans lui faisait face, le visage exsangue, les yeux bouffis et larmoyants, et la bouche semi-ouverte sur un cri qui ne parvenait pas à sortir. Eugénie avait devant elle la représentation parfaite de l'effroi et de la détresse. Elle détourna le regard. Se pouvait-il que le monde se soit subitement mis à accélérer? Paulette qui n'était qu'à quelques mètres d'elle semblait déjà être une femme, et Germaine était maintenant si chétive et ridée qu'elle semblait sur le point de tomber en poussière. C'est alors qu'Eugénie songea à la pendule du bureau, et à son terrible forfait. En brisant le cadran de l'horloge, elle avait du, par un étrange sortilège, détruire le déroulement normal du temps, et elle en avait perturbé le cours. Eugénie se mit à courir en direction du bureau, pour tenter de réparer l'horloge. Mais alors que ses jupes, dorénavant trop courtes, ne la gênaient plus dans sa course, c'était la pesanteur de ses nouveaux attributs féminins qui la freinaient dans son avancée, et l'obligèrent à ralentir. En traversant le salon, elle remarqua que la chevelure de sa mère était devenue entièrement blanche. Elle ne s'attarda pas, et grimpa vivement l'escalier en direction du bureau. La pièce était telle qu'elle l'avait quittée, dans un capharnaüm sordide. Cette fois, la jeune femme n'eut pas besoin d'un complexe échafaudage pour accéder au cadran : elle se contenta de grimper sur le pupitre, et fut immédiatement à sa hauteur. Le mécanisme de l'horloge fonctionnait toujours, bien que le mouvement oscillatoire du balancier soit précipité. Elle tenta de réparer la pendule en dénouant les aiguilles, et en les tournant doucement dans le bon sens. Mais le mécanisme ne se calma pas. Bien que le cadran ne fonctionne plus, le rythme du balancier était intensément rapide, et la mélodie du tic tac mécanique, aliénante, ne laissait aucune place au silence. Eugénie tremblait de tous ses membres, prisonnière de ce corps inconnu et de cette maison vidée de sons et de vie. Elle tenta une nouvelle fois de se pendre au balancier, comme elle l'avait fait quelques heures plus tôt, mais elle n'était plus la même petite fille agile, et son corps, qui était déjà celui d'une femme, dut s'y reprendre de nombreuses fois avant de pouvoir chevaucher le balancier quelques secondes à peine. Hélas, cela encore fut sans effet. Désespérée, Eugénie aperçut son image dans la vitre cassée de la pendule : la femme qu'elle était devenue avait cinquante ans, peut-être plus. Son visage était devenu très semblable à celui de sa mère : le regard, d'un bleu glacé, était sérieux et froid, et sa bouche était fine et serrée, comme sur le point de faire des reproches ou des remontrances. Tout en elle évoquait la rigidité et l'ordre.

            Soudain, au dehors, elle entendit des bruits de pas dans l'allée. Pleine d'espoir, elle se précipita dans l'escalier, espérant retrouver son père, ou n'importe quel être adulte qui aurait pu l'aider. Elle courut vers la grande porte de chêne qui fermait l'entrée de la demeure, et était déjà en train de l'ouvrir quand la première déflagration retentit. La première balle frôla son épaule droite, tandis que la deuxième s'enfonça profondément dans son thorax, comme une lame dans du beurre. Eugénie tressaillit, puis s'effondra, morte. Personne n'entendit sa dernière phrase, qui se perdit parmi les bruits de botte des officiers.

            Dans le bureau à l'étage, retentit l'Ave maria : il était onze heures, le dix novembre mille neuf cent trente-huit.

FIN

 


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