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Nouvelles d'Erik Vaucey... et autres gourmandises littéraires !
25 août 2015

La nouvelliste de la semaine : Alex Evans

Avatar Alex EvansDu 5ème tournoi des nouvellistes aux 24 heures de la nouvelle,
nous avons eu l'occasion de nous croiser à plusieurs reprises.

Grâce à l'entretien qu'elle m'a accordé, 
j'ai pu mieux comprendre qui se cachait derrière ses écrits.

Aujourd'hui, j'ai la joie de recevoir Alex Evans

  A la suite de l'interview, vous trouverez un texte inédit d'Alex
que j'ai l'honneur de publier ici : « Le temple des transactions douteuses » 

EV : Bonjour Alex. Tout d’abord, qui es-tu ?

AE : Bonjour, merci de m’avoir invitée sur ce blog. Je suis une apprentie-auteure de SFFF, comme il y en a beaucoup ! Je suis née en 1965 et j’ai pas mal voyagé. À part ça, je suis très ordinairement mariée avec deux enfants et je passe mon temps à jongler entre boulot, famille et écriture.

EV : Heureusement que les femmes excellent à mener plusieurs activités en parallèle ;)
Depuis combien de temps écris-tu des nouvelles ?

AE : Depuis l’adolescence. Je n’avais pas conscience d’écrire des nouvelles, à l’époque. J’écrivais des histoires courtes, sur le modèle des pulps américains. Ma mère avait acheté la série de traductions de pulps américains chez "J’Ai Lu". Ça avait été le déclic, aussi bien sur le type d’histoire que sur le format. Le grand déclencheur a été « La citadelle écarlate » de Robert E. Howard. Je voulais raconter des histoires comme ça, moi aussi ! J’avais aussi découvert les premiers mangas arrivés en France. J’avais plusieurs personnages récurrents pour lesquels les nouvelles s’enchaînaient en une série. Après, lorsque j’ai entamé mes études, j’ai presque complètement arrêté toute activité « créatrice » et puis un jour, quinze ans plus tard, je me suis dit « je vais en faire un roman ». C’est comme ça que j’ai commencé les Murailles de Gandarès. Au milieu de ma rédaction, je me suis mariée, j’ai fait deux enfants et j’ai refait une autre pause de sept ans… Puis je m’y suis remise. Et là, je l’ai enfin fini. De plus, j’ai découvert le collectif Cocyclics et ça m’a servi de moteur pour écrire d’autres histoires ou reprendre celles qui dormaient dans mon tiroir.

EV : Nous sommes nombreux à profiter des réseaux d'auteurs sur internet qui nous soutiennent et nous motivent. A se demander comment pouvait-on être auteur auparavant ! ;)
Quelles qualités trouves-tu aux nouvelles par rapport aux autres formes littéraires ?

AE : C’est rapide à lire ! Pour moi, c’est un « récit concentré », par rapport au roman. Je ne crois pas aux règles qui disent qu’une nouvelle doit avoir une unité de temps, de lieu ou un nombre de personnages restreint (regardez celles d’Azimov ou de Howard, par exemple). Par contre, pour qu’elle laisse une impression sur le lecteur, il faut un rythme et une construction impeccable. On ne peut pas non plus se permettre le flou ou l’approximation : il faut savoir exactement ce que vous voulez exprimer et utiliser les mots justes.

EV : Je partage ton avis sur cette question :)
Quels sont les genres littéraires que tu abordes dans tes é
crits ?

AE : Ado, j’écrivais beaucoup de poèmes. Ça doit être l’âge qui veut ça ! Après, j’ai écrit principalement de la SFFF, mais j’ai aussi quelques nouvelles de romance, d’humour et « contemporaines » que je n’ai jamais publiées. J’écris essentiellement pour me faire plaisir, alors mes textes ne sont pas toujours « commerciaux ».

EV : Ce serait un joli cadeau pour tes lecteurs de leurs offrir tes nouvelles non SFFF, un jour :)
Comment te vient habituellement l’inspiration ?

AE : Par beaucoup de choses ! Par la vie quotidienne, d’abord, on entend beaucoup de choses curieuses ou paradoxales quand on fait attention à ce que les gens vous racontent. Ensuite, je suis une fana des livres d’histoire avec un grand H et de l’histoire de la vie quotidienne. Certains détails sont de bonnes sources d’inspiration. Ensuite, il y a les contes qui donnent une trame facile à exploiter. Par exemple, « Pour l’honneur des Mérina » reprend l’histoire de Cendrillon, mais à ma sauce. Il y a aussi les romans et les nouvelles que je lis. Souvent ce qui m’inspire dedans, c’est un petit détail que je développe à ma manière. Enfin, il y a des mélodies, objets et des lieux, des atmosphères : l’ébauche de Sacré Graal m’était venue à la vue d’un petit village breton en hiver, avec des paquets de brume qui flottaient dans les rues.

J’ai quelques thèmes fétiches : les illusions qui affectent même les plus intelligents, la liberté qui n’est pas facile à assumer, le choix, le poids du passé… Ah, oui, et l’argent ! Mes personnages vivent rarement d’air pur et d’eau fraîche !

EV : Ces thèmes sont effectivement très riches, voire inépuisables !
Peux-tu nous en dire plus sur tes habitudes d’écritur
e ?

AE : J’écris quand j’ai cinq minutes, c’est-à-dire n’importe quand et sur n’importe quoi, une feuille de papier, une enveloppe vide, mon téléphone… Sinon je n’aurais jamais le temps de rien écrire. Je ne commence pas forcément par le début de l’histoire, mais je me suis faite une règle : je ne me mets à la rédaction que lorsque j’ai toute l’intrigue en tête, du début jusqu’à la fin ! Cependant, il m’arrive de la changer en cours de route…

EV : As-tu une anecdote à raconter à nos lecteurs sur ta vie d’auteur ?

AE : À part quelques crashs d’ordinateurs, rien de bien intéressant !

EV : Tu n'es pas la première à relever ce genre de mésaventure. A croire qu'il y a un vrai créneau à prendre pour offrir des solutions sécurisées dédiées aux auteurs ;)
Que conseillerais-tu à celui q
ui voudrait écrire des nouvelles ?

AE : En tant qu’auteure, je lui dirai de s’assoir et écrire. Je lui conseillerai aussi de lire et pas seulement des romans. Enfin, je lui conseillerai de regarder autour de lui : beaucoup de gens s’imaginent que leur environnement est ennuyeux et ne vaut pas la peine d’y prêter attention.
En tant que lectrice, je lui dirai la même chose qu’à un auteur de roman :
1- De se documenter avant d’écrire un texte : j’ai une grosse allergie aux erreurs historiques, techniques et autres, et ce, quelle que soit la notoriété de l’auteur. En ce moment, il parait que les erreurs portant sur l’informatique abondent !
2- D’éviter les clichés. Perso, j’aime être surprise par un texte et puis, ça montre que la SFFF, ce n’est pas pour les débiles…

EV : Et à un lecteur de nouvelle ?

AE : De continuer à en lire, avec discernement !

EV : S’il y avait un livre que tu as lu et apprécié et dont tu aurais aimé être l’auteur, ce serait lequel ?

AE: Mon livre fétiche que j’ai relu moult fois, c’est un roman russe : « Les Aventures de Nasredine Hodja » de Léonid Soloviev, que j’ai découvert à dix ans. C’est les aventures d’une sorte de redresseur de torts d’Asie Centrale du 17 ème siècle, qui utilise sa cervelle plutôt que ses muscles. Il existe une traduction en anglais de la première partie. Le livre apparaît comme un simple roman d’aventures plein d’humour au premier abord, mais possède plusieurs niveaux de lecture. Maintenant, je n’aurais pas voulu être son auteur : il passa une dizaine d’années au Goulag et ça se sent clairement dans la deuxième partie !

EV : Qu’aimerais-tu ajouter ?

AE : On reproche à la SFFF et au roman populaire en général d’être de la littérature pour débiles. Alors quand je vois un roman de SFFF plein de clichés et écrit dans un français bancal, je me dis que cela ne fait qu’aggraver cette réputation. Alors par pitié, plus de romance à la fraise, de Grand-Guignol sanguinolent, ni de héros décérébré partant en quête dans un Moyen-âge de carton-pâte ! Les auteurs de SFFF ont autre chose à dire que des platitudes, tout de même !

EV : Quels livres as-tu déjà publiés ?

AAE Les Murailles de Gandarès  AE La Machine de Léandre  AE Le Loup des Farkas sorc ass

 

Romans

Novella

Nouvelles

On peut retrouver des extraits à partir de cette page de mon site web.

 AE La Chasseuse de livres  honneur  AE De la Corne du Kirin aux ailes du Fenghuang

EV : Peut-on trouver certains de tes textes sur le web ?

EV : Où peut-on te retrouver ? 

AE : Sur mon site Web : http://merveilles1.over-blog.com

EV : Merci Alex pour le temps que tu m'as accordé. Au plaisir de te lire bientôt !

 


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Pour retrouver sur ce blog des textes inédits de "Nouvellistes de la semaine"

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Pour rencontrer les "Nouvellistes de la semaine" (séances de dédicaces,...)


Grâce à ses talents de conteuse,
Alex nous transporte quelque part aux Caraïbes,
au milieu des pirates et corsaires...

 

Le temple des transactions douteuses

 

La chaleur humide du jour avait cédé le pas à une brise marine. La nuit absorbait les dernières lueurs du ciel et une lune ronde comme une pièce d’or se levait derrière la jetée. Vif-argent traversa à contre-courant la foule qui refluait du port. Colporteurs, journaliers, portefaix, marchands, commis et badauds quittaient les lieux, laissant la place aux prostituées, vendeurs de jus de pavot, coupeurs de bourse, lutteurs, tricheurs, trafiquants et contrebandiers, eux aussi avides de gagner quelqu’argent des navires et de leurs marins. Elle contourna un combat de coqs et plongea dans la venelle qui menait à l’Ancre Rouillée. Au passage elle échangea quelques mots avec plusieurs prostituées, dans le tintement des guirlandes de clochettes qu’elles arboraient pour signaler leur négoce. Certaines ne portaient pas grand-chose d’autre. Les affaires s’annonçaient bonnes : le matin avait vu accoster cinq navires corsaires de l’Ile Rouge chargés du butin pris à la flotte du Vieux Royaume, leur ennemi héréditaire. La Cité, neutre dans le conflit, comme d’habitude, accueillait les combattants des deux camps et écoulait leurs prisesavec impartialité. Les matelots s’étaient déversés sur le port, pressés de dépenser leur part.

Vif-argent passa le seuil de la taverne et chercha des yeux Crocs de Chien, le receleur à qui elle vendait habituellement le fruit de ses vols. La salle à demi enterrée était pleine à craquer. L’air était lourd des odeurs de tabac, de chanvre, de friture, d’épices et de sueur. Les poutres résonnaient de rires et de jurons en au moins trois langues différentes. Elle fut bousculée par l’une des serveuses, mais celle-ci la remarqua à peine. Elle montrait quelque chose du doigt à sa collègue et chuchotait avec excitation :

 — Regarde, c’est l’Épaulard!

La voleuse se tourna avec curiosité vers l’endroit qu’elle désignait. Au fond de la taverne, un jeune gaillard riait à gorge déployée. Les anneaux à ses oreilles, accrochaient gaiement la lumière du feu. Devant lui, sur la table, s’étalait une main des cartes.

— Par le cul du triton, j’ai encore gagné ! Aidez- moi à dépenser ça, les filles !

Elle se glissa entre les clients pour avoir une meilleure vue. Beau gosse le bougre ! Il ne se distinguait pas par sa taille, comme le prétendaient les récits qu’elle avait entendus. Sa chevelure était d’un brun indéfini, mais c’était bien la seule chose indéfinie chez lui.Même dans ses vêtements usés, la crinière en bataille et les joues piquetés de barbe, il avait la prestance d’un seigneur et la grâce d’un danseur, de quoi faire rêver toutes les femmes de la salle et d’ailleurs. Et une voix… Rien qu’à l’entendre rire, elle avait immédiatement éprouvé cette crampe animale au bas ventre. Oui, il valait le coup d’œil.

Depuis que son esprit n’était pas constamment accaparé par sa survie avec son enfant, Vif-argent avait commencé à se souvenir qu’elle n’était qu’une jeune fille à peine sortie de l’adolescence, encore prête à croquer la vie à belle dents. Malheureusement, le corsaire était une trop grosse pièce. Une demi-douzaine de filles lui tournait déjà autour, comme des mouches autour d’une jarre de miel. Il attendait sans doute tranquillement de faire son choix. Elle allait se contenter de l’admirer de loin. C’est alors que son regard tomba sur la besace du corsaire. Elle gisait à moitie ouverte au pied de sa chaise. Il avait sans doute transféré son argent dans sa bourse et n’y avait laissé que des bricoles sans valeur, comme tout marin raisonnable dans ce quartier. Là, à moitié sortie se trouvait… Impossible, elle avait des hallucinations. Le marchand ambulant à qui elle avait acheté une louche de bière aigrelette pour étancher sa soif un peu plus tôt avait dû la couper avec quelque saleté. Mais non… Elle ne rêvait pas. Du vieux sac de cuir dépassait à moitié une édition originale du Livre des fleurs, un recueil de poésies des Temps Troublés. Une pièce rarissime de bibliophile. Vif-argent pouvait distinguer des taches sombres sur la couverture, près du coin supérieur droit et la reliure était effilochée, mais il avait l’air en meilleur état que celui qu’elle avait vu changer de main le matin même pour sept mille ronals d’or.

Pendant qu’elle fixait fiévreusement l’ouvrage, son propriétaire, lui, avait été proprement harponné par une jolie brune au tempérament teigneux et possessif appelée Doigts de Fée. Les autres filles partirent immédiatement prospecter ailleurs. L’heureuse élue était aussi habile à couper les gorges que les bourses. À peine consciente du changement, Vif-argent continuait à songer. Manifestement, l’Épaulard n’avait pas réussi à le vendre à un receleur car aucun de ceux qui tenaient boutique dans le port ne connaissait sa vraie valeur. Les recueils de poèmes anciens ne faisaient pas recette dans le quartier : la plupart des habitants savaient à peine lire.

Une voix caverneuse interrompit ses réflexions :

— Hé, Épaulard !

C’était Croc de Chien, justement.

— M’as-tu rapporté la carte que je t’avais demandée ?

— Ouais ! Mais je l’ai laissée dans ma chambre.

— Quoi ? Gros thon sans cervelle ! Je t’avais dit qu’il me la fallait ce soir ! Mon client part avec la marée. Va la chercher tout de suite !

— Ça va ! J’y vais, t’affole pas.

— T’as intérêt !

Le corsaire vida son gobelet, empoigna sa besace et gagna la porte de sa démarche de marin. Plusieur femmes le suivirent des yeux. La jeune fille attendit quelques battements de cœur et le suivit dans la nuit tiède, où l’odeur du large se mêlait à celle des ordures. Elle ne savait pas encore ce qu’elle allait faire, mais plusieurs idées prenaient forme dans sa tête. Lui subtiliser le livre en était une. Il n’allait sans doute pas le mettre particulièrement à l’abri. L’autre était de lui offrir une sorte d’association. Ce serait aussi l’occasion de faire connaissance et…

Elle tourna le coin de la ruelle déserte, dix pas derrière lui. L’homme s’était soudain volatilisé. Pendant qu’elle écarquillait les yeux, il réapparut derriere elle, un peu sur sa gauche et agrippa son bras d’une poigne de fer.

— Eh, qu’as-tu à me suivre ?

Peut-être la chance était-elle de son coté ce soir. Vif-argent lui fit son plus beau sourire.

— Pas pour la raison habituelle, malheureusement. Quoi que… En fait, j’étais intéressé par le bouquin que tu trimballes si négligemment dans ton sac. Je connais quelqu’un qui serait prêt à le payer fort cher.

— Quoi ?

— Que dirais-tu de disons… trois mille ronals d’or ?

— Qu’est-ce que t’essayes de me faire avaler ?

— Le livre au fond de ta besace… Il vaut une fortune. Aucun receleur ici ne te l’achètera car ils n’y connaissent rien. Mais moi, je peux te mettre en rapport avec une personne qui t’en donnera beaucoup d’argent… moyennant un pourcentage, bien sûr. C’est une marchande des beaux quartiers. Elle ne voudra pas avoir affaire à un mercenaire des mers, mais moi, elle me connait…

L’homme l’examina, les sourcils toujours froncés. C’était à peine si elle lui arrivait à l’épaule. Avec ses longs yeux noirs et calmes et cheveux couleur de nuit serrés dans un chignon, elle n’avait pas l’air d’une prostituée, ni d’une vendeuse de jus de pavot, encore moins d’une journalière du port restée s’amuser après sa journée de labeur. Comme d’habitude, elle était habillée sobrement et proprement d’une simple tunique de lin. Sa tenue de travail, un pagne, une corde, une bourse et un couteau était réservée aux expéditions nocturnes.

— T’es qui ? Qu’est ce que tu fais ici au juste ? Tu viens t’encanailler ?

— Je ne mélange pas les affaires et le plaisir. Je tiens une boutique de curiosités près de la Porte des Caravanes, mentit-elle. Aussi, je passe parfois voir les marins fraîchement débarqués au cas où ils auraient des objets intéressants et exotiques à me vendre.

Elle lui fit un nouveau sourire :

— Je te laisse réfléchir. Si tu es intéressé, viens me voir demain soir, à L’Huitre d’Or, devant la Jetée du Marsouin.

Il ne bougea pas, la fixant toujours.

— Allons-nous passer la nuit debout ici dans la rue ? J’apprécie beaucoup ta compagnie, mais tu as à faire et moi aussi. Nous pourrons faire plus ample connaissance demain…

L’Épaulard la lâcha et esquissa un sourire à son tour.

— Tu as du culot pour quelqu’un d’aussi petit… Et bien à demain.

Et il s’en fut dans la nuit.

Vif-argent s’adossa au mur, les jambes flageolantes. Un flot de sentiments, aussi puissants que contradictoires tourbillonnait sous son crâne. Non mais quelle idiote ! Se faire attraper comme un mouton ! Et la tête lui tournait. Elle avait déjà eu affaire à des brigands, un monstre marin, quelques génies et la fine fleur de la pègre de la cité, dans sa courte existence, mais c’était la première fois qu’elle se sentait défaillir. Et ça, juste en regardant un homme dans les yeux.  Décidément, ils ne lui réussissaient pas : avec le premier elle tombait enceinte aussitôt et avec celui-là elle perdait toute prudence… Voila ce qui vous arrivait quand vous tentiez de mélanger affaires et plaisir. Il fallait se reprendre en main. Sept mille ronals d’or, c’était trop sérieux. Elle avait économisé presque assez d’argent pour se ranger. Si elle parvenait à mener à bien cette affaire, ce serait fini. Elle abandonnerait son métier de voleuse et ouvrirait un petit commerce. Des journées de travail prévisibles, sans la peur au ventre… des voisines et des amies avec qui papoter. Des hommes courtois avec une conversation décente. Plus tard, une bonne école pour son fils. Bref, une vie normale. En plus, vendre ce livre était une transaction parfaitement légale qui ne comportait pas les risques habituels associés à ses expéditions nocturnes. Non, ici, il fallait juste s’assurer que l’Épaulard serait réglo et lui verserait son pourcentage. Son intuition lui disait qu’une fois l’accord conclu, il respecterait sa parole, mais il fallait garder l’œil ouvert. Alors ce n’était pas le moment de se laisser submerger par ses humeurs. Elle devait avoir un plan clair et précis, comme d’habitude. Elle allait commencer par prospecter les acheteurs potentiels.

 

La lumière rosée de l’aube illuminait le ciel, jouait dans l’eau des fontaines et colorait les murs de marbre. Vif-argent répéta ses instructions à la nourrice, attacha sa lourde chevelure noire, mit un peu de khôl autour de ses yeux étirés et prit le chemin des beaux quartiers où se trouvait la librairie. En tournant le coin de la grande avenue, elle passa devant le bureau des esclaves en fuite. Elle ne put s’empêcher de frissonner. Cela faisait cinq ans…. Les gens de la cité avaient la mémoire courte. Des milliers d’autres malheureux étaient recherchés depuis. Qui reconnaitrait dans cette fille discrète et bien nourrie, la créature chétive enchaînée dans l’arrière-cour d’un riche marchand ? Non, personne. Ce n’était pas le moment de perdre la tête. Elle se redressa et descendit la Voie des Vents, la plus grande artère de la ville négociant son chemin avec une habileté consommée. Malgré l’heure matinale, chariots, litières, cavaliers, bétail, hommes, femmes et enfants d’une douzaine de nationalités différentes se pressaient déjà dans l’avenue, se hâtant de finir leurs affaires avant la disparition de la fraîcheur du matin.

Arrivée près de la Fontaine aux Lions, Vif-argent poussa la porte de la boutique de Maitresse Calame, la librairie la plus prestigieuse de la cité. Dans cet établissement feutré, on vendait des ouvrages rares et tout ce qui était nécessaire à un vrai lettré :encre, pinceaux, papyrus et parchemins de la plus haute qualité. Elle n’avait jamais eu les moyens de s’offrir plus qu’un flacon d’encre et quelques stylets, mais en grande amatrice de livres, la jeune fille y avait lié des relations cordiales avec tous les commis, surtout l’aîné, Acajou qui partageait entièrement ses goûts littéraires. C’est ainsi qu’il lui avait permis de feuilleter cet exemplaire du Livre des fleurs, avant que le riche collectionneur qui l’avait commandé ne vienne le chercher personnellement à la boutique. Il l’avait payé sept mille ronals d’or, une somme époustouflante. Avec cela, on pouvait s’acheter une petite maison du quartier des artisans ou même un navire.

Vif-argent contourna un gentilhomme du Vieux Royaume en admiration devant un lutrin en ivoire et frappa l’épaule du commis penché sur le livre de comptes :

— Salut, Acajou. Dis-moi, que dirait ta maîtresse si je lui amenais un autre exemplaire du Livre des Fleurs ?

— Hein ? T’es sérieuse ?

— Absolument. J’ai un… ami corsaire de l’Ile Rouge qui l’a récupéré dans sa part de butin.

— Il en veut combien ?!

— Huit mille ronals d’or.

Le jeune homme se précipita vers sa patronne, à l’autre bout du comptoir et lui glissa quelques mots. Celle-ci vogua vers Vif-argent.

Maîtresse Calame était aussi desséchée et plissée que ses parchemins. Son nez altier lui donnait un profil d’aigle et grâce à sa grande taille, elle avait toujours l’air de regarder la plupart de ses clients d’un air condescendant. Elle drapait son sari dans un style sévère et les anneaux à ses oreilles étaient terriblement démodés, mais la jeune fille devait reconnaître qu’elle avait de l’allure. Si les Dieux lui accordaient une vie aussi longue, elle ne serait pas mécontente de lui ressembler dans sa vieillesse. Elle la salua respectueusement.

— Ainsi, votre ami a un exemplaire du Livre des Fleurs ?

— Tout à fait.

— Il nous faudrait l’examiner. Compte-tenu de la façon dont il a été obtenu, nous ne pouvons établir formellement son pédigrée. Aussi, sa valeur ne saurait atteindre celle d’un exemplaire du marché officiel. D’autre part, nous devons voir son état…

— Bien entendu. Je heu… vous le montrerais dès que possible.

La jeune femme se retrouva dehors un peu déçue. Il allait falloir marchander dur. Mais elle aurait du s’y attendre. Peut-être devait-elle parler à un ou deux autres libraires. Elle attendait le moment propice pour traverser l’avenue, entre deux chariots, lorsqu’elle entendit une voix grave avec un fort accent du Vieux Royaume, loin au-dessus de sa tête :

— Pardonnez-moi, j’ai entendu sans le vouloir votre conversation avec Maîtresse Calame.Je voulais vous faire une offre.

Vif-argent se retourna et leva la tête : c’était le gentilhomme qui admirait le lutrin, dans la librairie. Comme tous ses compatriotes, il mesurait près de huit pieds de haut.

— Je suis Madrigal, l’ambassadeur de Sa Divine Lumière, Despote Très Eclairé du Vieux Royaume, continua-t-il. Pourriez-vous me décrire cet ouvrage ?

— Et bien, il a des taches sombres, trois ou quatre, la plus grande de la taille d’un ronal d’or près du coin supérieur droit de la couverture. La reliure est effilochée…

— C’est bien ce que je pensais. C’est l’exemplaire qui appartenait à mon rival, le Grand Amiral, qui est mort vaillamment en combattants ces chiens de l’Ile Rouge. Il l’avait remporté sur moi lors d’une vente aux enchères il y a environ dix ans. Je n’ai jamais pu m’en remettre… Je suis prêt à payer vos huit mille ronals d’or.

— Sans problème… Nous pourrions peut-être convenir d’un rendez-vous pour la transaction ?

— Hum, c’est un peu délicat. En ma qualité d’ambassadeur, je ne puis me permettre d’être vu en compagnie d’un corsaire ennemi. Je ne vois pas d’inconvénient à vous parler à vous…

Vif-argent fronça les sourcils. Il allait falloir convaincre l’Épaulard. Puis une idée toute simple germa dans son cerveau.

— C’est d’accord. Seulement, voyez-vous, mon ami est du genre méfiant. Il a très peur que quelque chose arrive à son précieux butin. Aussi, je pense que vous trouverez tous les deux acceptable si l’affaire se conclut au Temple des Transactions Douteuses.

— Je vous demande pardon ?

— C’est une particularité de cette cité. Voyez-vous, le culte du Lotus d’Or interdit tout objet profane dans l’enceinte de son temple. Il ne possède également qu’une seule issue. Aussi, les visiteurs doivent laisser leurs vêtements à l’entrée et revêtir un pagne consacré fourni par les prêtres. Ils n’ont pas le droit d’y faire entrer des armes, bien entendu et ne peuvent emmener à l’intérieur que les biens qui peuvent être contenus dans un petit panier remis par les prêtres, également. Le contenu du panier ne doit à aucun moment toucher le sol ou les murs du temple. Bien des échanges de nature confidentielle sont effectués là-bas.

— Je vois. C’est fort intéressant.

— Je propose de nous y rencontrer demain, vers midi. J’apporterais le livre et vous, bien sur, apporterez l’argent.

— Cela me semble tout à fait raisonnable. Et bien à demain, Maîtresse heu...

— Vif-argent, Votre Excellence.

Elle repartit en marchant sur un nuage.

 

L’Huitre d’Or avait la prétention d’être un peu plus haut de gamme que les autres tavernes du port. Il y avait de la bonne musique, il était interdit de cracher par terre et on avait moins de risque d’attraper une indigestion. La jeune fille s’assit à une table et commanda un flacon de liqueur de canne de l’Ile Rouge. Elle remplit le fond de son verre et fit tourner dans sa bouche quelques gouttes parfumées, tout en révisant son plan de campagne. Depuis sa plus tendre enfance, elle avait réalisé que son intuition était un outil extraordinairement précis pour jauger le caractère des gens. Elle ne doutait pas que l’Épaulard allait se montrer. Non pour sa beauté, elle entretenait peu d’illusions là-dessus, mais un peu par appât du gain et beaucoup par curiosité.

Son calcul était juste. Une demi-heure plus tard, le corsaire se laissait tomber sur le siège devant elle avant de se verser une large rasade de liqueur.

— Alors, c’est quoi, ton affaire ?

— Ce bouquin, comme je t’ai dit, vaut une fortune. Puis-je le voir de près ?

Il le tira et le posa sur la table. Vif-argent feuilleta les pages enluminées les mains tremblantes. Les illustrations étaient fraîches comme au premier jour. Elle l’aurait volontiers gardé pour elle-même. Avec un soupir, elle le rendit à son propriétaire :

— L’ambassadeur du Vieux Royaume veut l’acheter quatre mille ronals d’or. Pour un sixième du prix de la vente, je t’arrange l’affaire demain.

— Je n’ai qu’à aller lui parler moi-même.

— Il ne veut pas te voir. Je te rappelle que tu viens de couler quelques navires de son pays. Ce gentilhomme tient beaucoup à sa réputation et ne veut rien avoir à faire directement avec un corsaire de l’Ile Rouge.

— Grmbh…

— Tu vois, il te faut un intermédiaire. Comme je le disais, je serais ravie d’offrir ce service moyennant …

Une ombre menaçante cacha soudain la lumière de la grande lampe suspendue au plafond :

— Alors, comme ça, tu t’es déjà trouvé une deuxième couchette ! Non seulement tu n’as pas duré plus longtemps qu’un pétard mouillé, la nuit dernière, mais en plus, tu vas partager du fric avec cette morue !

Doigt de Fée, se dressait devant leur table. Le brouhaha de la taverne avait baissé d’un cran, chacun faisait semblant de ne pas prêter attention à eux.

— Heu… Épaulard, explique donc à ta copine que nous parlons strictement d’affaires, articula Vif-argent, les yeux rivés sur les mains de la jeune femme.

Si celle-ci se décidait à produire ses fameux couteaux, elle ne donnait pas cher de sa peau. Le corsaire n’émit qu’un vague borborygme. Sans doute, le commentaire sur ses prouesses amoureuses l’avait plongé dans une profonde catatonie.

— C’est une histoire très sérieuse, reprit la voleuse. D’ailleurs, je suis sur qu’Épaulard t’en fera profiter. Il y a de quoi faire f…

Seuls ses réflexes la sauvèrent : c’est à peine si elle vit Doigts de Fée esquisser un mouvement, mais elle avait déjà basculé en arrière sur sa chaise. La lame passa en sifflant au dessus de sa tête et se ficha dans le mur.

Les clients des tables voisines dégagèrent. Vif-argent se retrouva sur ses pieds, hésitant entre se saisir d’une chaise et détaler. Même si elle arrivait à amocher cette fille, elle risquait d’avoir affaire à toute sa bande plus tard. D’un autre coté, en prenant la fuite, elle allait se prendre une lame entre les omoplates. Parlementer n’allait pas avoir grand effet. Elle tenta quand même :

— Enfin, ça sert à rien !

Doigt de Fée ne l’écoutait pas et produisit un autre couteau mais l’Épaulard qui semblait avoir retrouvé ses esprits la prit de vitesse. Il lui attrapa le poignet pour le frapper violemment contre la table.

— Ça suffit.

— De quoi tu te mêles ? !

— J’ai mon mot à dire, enfin, je ne suis pas un sac de navets ! Puisque je n’ai pas l’air de te convenir, tu n’as qu’à te trouver un autre gars.

Deux videurs s’approchaient prudemment.  

Doigts de Fée cracha sur le sol et sortit à grand pas.

— Par les Sept Enfers, grogna Vif-argent. Je ferais mieux de ne plus remettre les pieds dans le quartier pendant quelque temps.

— Allons, tu ne m’as pas l’air du genre à te laisser intimider par cette greluche !

— Greluche ? On voit bien que tu n’es pas d’ici. Elle en a estourbi pour moins que ça… et dans le dos. Tu ferais bien de faire attention toi-même. Allons ailleurs. Elle est parfaitement capable de ramener sa bande de coupe-bourses.

Épaulard prit le flacon de liqueur et la suivit.

Ils se retrouvèrent à marcher le long des quais. Des tavernes parvenaient des éclats de voix. Il faisait frais et l’eau clapotait tranquillement entre les navires amarrés. Quelques hommes sur les ponts interpellèrent l’Épaulard. Il les salua avec le flacon de liqueur avant de lui tendre poliment le récipient. Vif-argent avala une petite gorgée.

— Alors, que penses-tu de mon idée ?

— Si je te confie le bouquin, comment je peux savoir que tu vas pas te tailler avec ?

— As-tu entendu parler du Temple des Transactions Douteuses ?

Le corsaire hocha la tête.

— L’ambassadeur m’y a fixé rendez-vous demain à midi. Tu n’as qu’à amener le livre à l’entrée toi-même. Et là, tu me le donnes, je rentre à l’intérieur, je l’échange contre l’argent, et je ressors comme je suis venue pour retomber dans tes bras.

— Mmm… combien tu voulais, t’as dit ?

— Un sixième de quatre mille ronals d’or, soit six cent soixante sept.

— Ça me semble réglo. Cette liqueur m’a donné soif. Allons prendre une bière, pour sceller notre association.

Il indiqua une autre taverne dans l’une des rues qui débouchaient sur les quais. Vif-argent le suivit, s’étonnant une fois de plus de la quantité d’alcool que pouvaient ingérer ces individus.

— Tu sais ce que tu vas faire de tout cet argent ? demandait-elle quelques minutes plus tard en sirotant son cidre.

— Il ne fait jamais vendre une baleine avant de l’avoir harponnée. Cependant, c’est pas compliqué. Je m’achète un navire, je me trouve un équipage et je vais faire la course pour mon propre compte. Le vieux Morse me casse les couilles depuis beaucoup trop longtemps. Tiens, quand on parle de la bête…

Un groupe de marins se dirigeait vers le comptoir. En tête, s’avançait un individu trapu d’une cinquantaine d’années dont les vêtements dénotaient une certaine aisance. Dès qu’il vit l’Épaulard, il dévia de sa trajectoire pour mettre le cap sur lui, suivi de ses hommes.

— Alors, il parait que tu as reçu beaucoup plus que ta part au partage du butin ?

— Comment ça ?

— Une jolie fille du nom de Doigts de Fée est venue me dire qu’il t’a échu un bouquin rare qui vaut dix mille ronals d’or.

— Elle exagère ! En plus, s’il a de la valeur, ça reste à prouver et…

— En effet. En attendant de débrouiller tout ça, je vais le prendre sous ma garde.

— Hein ? Si je te le donne, je ne le reverrais jamais et tu auras quelques milliers de ronals de plus dans tes poches. On a fait un partage réglo, je…

— Donnes-le moi.

— Non !

Ils tirèrent leurs sabres presque en même temps. Vif-argent sauta de sa chaise, pendant que les autres clients faisaient de la place, dans un grand fracas de meubles et de vaisselle renversée. L’Épaulard se rua sur l’attaquant le plus proche de lui. Celui-ci para son coup de sabre, mais ne réussit pas à éviter son poing gauche, qu’il avait fait partir presqu’en même temps. Le corsaire le poussa sur les autres assaillants et sauta sur une table placée sous une fenêtre. Il la franchit d’un bond et détala dans la rue. Deux hommes intrépides le suivirent, pendant que les autres se précipitaient vers la porte. Dans la confusion, Vif-argent en profita pour faire un croche-pied au premier d’entre eux, qui s’étala, ralentissant ses camarades. Entretemps, une lampe avait mis le feu à un torchon et les clients affolés se ruèrent dehors, repoussant les corsaires. La voleuse profita du désordre pour sortir par une autre fenêtre, escalader la vigne vierge qui s’adossait au mur et se retrouver dans son domaine : les toits. Elle progressa ainsi le long de la rue, jusqu’à entrapercevoir le cadavre du premier poursuivant de l’Épaulard, puis celui du deuxième. Elle continua une centaine de pas et finit par repérer son nouvel associé. Il était debout, hésitant à un carrefour. Il se tourna vers sa gauche.

— Pas par ici, chuchota la jeune fille, c’est un cul de sac.

Elle se laissa tomber à ses cotés :

— Quelle soirée ! Ce qu’on dit est bien vrai : on ne s’ennuie pas une minute en ta compagnie.

L’homme tourna la tête vers elle. Dans l’ombre, elle ne pouvait distinguer ses traits, mais elle crut voir l’éclat d’une rangée de dents blanches.

— Il va falloir te trouver un lit pour la nuit, à présent… continua Vif-argent. Je connais un endroit…

— Merci, je prendrais soin de moi-même jusqu’à demain. J’ai encore des amis sur les navires, ici.

— Alors n’oublie pas notre rendez-vous.

— Je ne risque pas !

 

Le soleil était presque à son zénith dans un ciel chauffé à blanc. Bientôt, toute activité allait s’arrêter pour la sieste. Vif-argent scruta à nouveau la foule avec circonspection. Pas de trace de Doigts de Fée où de sa bande. Cependant, il fallait rester prudente. Ces individus étaient aussi doués qu’elle dans l’art du déguisement, en particulier un dénommé Courant d’Air qui n’avait pas son pareil pour estourbir ses victimes au milieu de la foule, ni vu, ni connu. Satisfaite de son inspection,la voleuse se fraya un chemin jusqu’à l’escalier monumental qui menait au parvis du temple du Lotus d’Or. C’était un grand bâtiment flanqué d’une tour qui servait d’observatoire astronomique aux prêtres. À ses pieds, s’étendait un petit jardin contenant les plus vieux banyan de la cité.

L’Épaulard qui l’attendait en retrait, en haut des marches. Il la salua d’un sourire carnassier.

— Bonjour, ma belle. Tu es aussi ravissante qu’une rose aujourd’hui !

Vif-argent haussa les épaules. Ce n’était pas le moment de batifoler :

— Tu n’as pas été suivi, au moins ? Doigts de Fée est sans doute encore très intéressée par tes affaires, sans parler de tes anciens compagnons …

— Tu me prends pour qui ?

— Très bien, très bien… je me disais juste qu’une cité, c’est pas un navire… Il ne reste plus qu’à attendre l’ambassadeur.

— Ce chien du Vieux Royaume est arrivé en litière, avec des gardes, il y a un quart d’heure. C’est son équipage qui l’attend à droite des marches. Il est entré à l’intérieur.

— Ce n’est pas très poli de l’insulter. Après tout, tu vas faire un échange fructueux avec lui et gagner une jolie somme d’argent.

— L’un n’empêche pas l’autre. Si je le croise dans une rue déserte, je lui passe proprement mon fer à travers le corps.

Ce n’était pas le moment d’avoir une discussion sur les subtilités de l’éthique des affaires, se dit la jeune fille.

— As-tu la marchandise ?

Le corsaire produisit le livre. Elle le glissa prestement dans les replis de son sari.

— A tout à l’heure.

— Et pas d’entourloupes. J’attendrais pendant un siècle, s’il le faut. J’ai des réserves !

Il produisit un flacon de vin, un fromage et un quignon de pain. Vif-argent ne lui demanda pas comment il comptait soulager sa vessie, si le besoin s’en faisait sentir. Elle suivit la longue file de fidèles dans le vestibule où elle se drapa dans une pièce de toile blanche. Elle en releva un pan au-dessus de sa tête pour se dissimuler le plus possible et glissa dans un des paniers consacré le précieux ouvrage ainsi que sa tunique et la bourse où elle rangeait ses outils.

Le temple était délicieusement frais.Des rayons de soleil filtrés par la verrière ajourée du plafond caressaient les surfaces de marbre et faisaient étinceler les gouttes d’eau des fontaines. Une activité soutenue, silencieuse, mais sans aucun rapport avec les élans de l’âme y régnait entre les colonnes, les niches et les statues. Des individus agenouillés ou assis côte à côte sur le sol discutaient à voix basse. Une fois de plus, Vif-argent se demanda combien de temps allait se passer avant que les prêtres ne réalisent que l’organisation idéale de leur temple servait à abriter des activités qui n’avaient rien à voir avec la foi. L’ambassadeur était déjà là, un peu à l’écart, assis en tailleur près d’une vasque de marbre en forme de lotus. La jeune femme s’installa à côté de lui.

— Bonjour, Votre Excellence.

— Bonjour, Maitresse Vif-argent.

Il y avait une trace d’excitation mal dissimulée dans sa voix.

— Avez-vous l’ouvrage ?

Vif-argent plongea la main dans son panier et produisit sa marchandise.

— Certes. Avez-vous la somme convenue ?

L’ambassadeur sortit du sien une lourde bourse et en défit discrètement les cordons. La jeune fille entendit le doux tintement de l’or et vit l’éclat velouté des pièces.

— Bien entendu. Cependant, j’aimerais avoir la possibilité d’examiner votre livre.

La jeune femme lui tendit l’ouvrage. Il l’examina soigneusement, page par page. À nouveau, l’or des enluminures flamboyait les fleurs semblaient jaillir du papier, fraîches et colorées comme au premier jour. Des dauphins poursuivaient des sirènes avant de devenir des dragons prenant leur envol. Finalement, il referma le livre et tendit la bourse à la jeune fille :

— Toutes les pages sont bien là. Ah, ça fait si longtemps que je rêve de le posséder ! Vous n’avez pas idée de ce que je ressens. C’est comme si j’avais retrouvé l’amour de ma jeunesse ! Voici l’argent.

Il attendit courtoisement que la jeune fille eut fini  de compter et se leva.

— Maitresse Vif-argent, c’est une joie de faire affaire avec vous.

— Tout le plaisir a été pour moi, Votre Excellence, minauda-t-elle.

Pendant que l’ambassadeur prenait le chemin de la sortie, elle posa prudemment la bourse dans son panier et le serra très fort. C’était trop beau ! Elle n’avait jamais vu ni même rêvé d’une telle somme d’argent. Elle faillit se mettre à rire ou à pleurer, là au milieu des murmures. Non. Il fallait se calmer. Elle n’était pas encore sortie de l’auberge et justement, c’était le moment de le faire.

Tout le monde savait que le temple n’avait qu’une seule issue. Seulement pour une voleuse de la trempe de Vif-argent, il en avait au moins deux : la porte et le sommet de la tour. On y accédait par un escalier situé derrière l’autel et fermé par une grille, mais pour la jeune fille, c’était un point de détail. Elle allait passer par là. Non qu’elle ne fit pas confiance à l’Épaulard, mais on ne savait jamais. De plus, elle avait reçu quatre mille ronals de plus que la somme qu’elle lui avait annoncé et il fallait les mettre en lieu sûr avant toute discussion. Une fois sortie du temple, elle allait revenir sur le parvis et faire semblant de sortir par la porte alors que son associé regardait ailleurs, ou alors, s’il avait les yeux obstinément fixés sur l’entrée, elle lui dirait qu’elle avait cru voir Doigts de Fée et sa bande et lui avouerait qu’elle était descendue par la tour. Comme l’argent serait là, il ne poserait pas trop de questions.

Elle se coula dans l’ombre d’une grande vasque et attendit patiemment. Bientôt, seuls quelques vrais fidèles restèrent. Les prêtres partirent prendre leur repas, laissant deux novices surveiller la salle. Vif-argent se glissa derrière l’autel, profitant de chaque coin d’ombre et s’accroupit devant la grille, sortant de sa bourse un jeu de crochets et de leviers. Après deux minutes, la serrure céda sans bruit et elle monta silencieusement l’escalier étroit qui menait à l’observatoire, au sommet de la tour. Les prêtres n’y venaient que la nuit. Une fois à l’observatoire, elle s’approcha de la grande fenêtre qui donnait sur le jardin : il était désert, également. Elle accrocha son double filin au pied de la statue de la déesse de la lune, et se laissa glisser jusqu’aux branches du banyan. Là, elle remit ses vêtements, puis compta soigneusement les quatre mille aspres d’or qu’elle n’avait pas mentionnées à l’Epaulard, les transvasa dans une bourse vide qu’elle attacha à une solide branche au feuillage épais pour la récupérer plus tard.

Le cœur presque léger, elle finit sa descente pour sortir du jardin et contourner le temple pour rejoindre son associé. Elle était à cinquante pas de l’escalier, lorsque la silhouette d’un mendiant, assise sur le sol à une centaine de pas à l’ombre d’une fontaine, lui parut vaguement familière… Courant d’Air ! Elle fit demi-tour et repartit d’une démarche dégagée en espérant qu’il ne l’avait pas vue. Cependant, le reste de sa bande, ne devait pas être bien loin. Vif-argent sauta dans la première rue qui passa à sa portée, puis fit des tours et des détours, jusqu’à être certaine de ne pas être suivie. Alors, elle prit la direction des rues désertes et des maisons en ruines du Quartier de la Lagune, la partie abandonnée de la cité depuis la montée des eaux. Elle y avait une cachette où elle avait plusieurs déguisements. Elle allait en prendre un autre, revenir au temple par un autre chemin et récupérer l’Épaulard. Il n’allait pas être content, alors il allait aussi falloir s’assurer qu’il ne lui couperait pas le cou avant qu’elle n’ait dit un mot. Arrivée dans les rues vides, à moitié inondées, elle se retourna à nouveau avant de s’engager dans une avenue qui avait été jadis une artère commerçante. À marée basse, elle avait de l’eau jusqu’aux genoux et ne croisa que quelques lézards. Elle entra dans ce qui avait été la cour d’une grande villa, escalada un mur effondré et se retrouva sur une esplanade en hauteur, épargnée par les eaux. Elle crut entendre un raclement de pied, mais n’eut pas le temps de se retourner : une main se referma sur sa gorge.

— Tu croyais m’avoir échappé, ma jolie ? murmura une voix familière à son oreille.

Vif-argent se débattit frénétiquement. Elle n’allait pas laisser cette ordure avoir le dernier mot, elle voulait revoir son fils ! Malheureusement, Courant d’Air était fort comme un ours et un excellent lutteur. La jeune fille ruait et frappait, mais l’étreinte devenait de plus en plus forte. Tout se brouillait devant ses yeux. …

La pression se relâcha soudain. Elle tomba sur le sol aspirant l’air à grandes goulées. Lentement, lentement, le monde s’arrêta de tourner autour d’elle. Elle se redressa péniblement et vit le cadavre du voleur étendu sur les dalles craquelées, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre. L’Épaulard essuyait son couteau sur ses vêtements d’un geste machinal. Les idées de Vif-argent reprirent une certaine cohérence. Elle croassa :

— Je suis incroyablement heureuse de te voir ! Je te dois la vie et…

— A part la vie, tu me dois quatre mille ronals d’or, ma belle. Quand je t’ai vue tourner les talons, sur la place, j’ai cru un instant que tu cherchais à me doubler… Il s’en est fallu d’un cheveu que je ne te demande des comptes aussi rudement que ce type. Où est mon argent ?

Elle décrocha la bourse et la lança au corsaire :

— Tiens. Tu peux garder ma part, je te dois bien ça.

L’homme l’attrapa au vol, vérifia le contenu, transvasa la plus grande partie dans sa propre besace et laissa tomber le reste sur ses genoux.

Vif-argent se leva avec maladresse et secoua la poussière de ses vêtements. Elle allait vivre un jour de plus, finalement. Revoir son fils. L’Épaulard la prit par l’épaule avec une douceur inattendue.

— Allons au port, ma belle. J’ai hâte de fêter la conclusion de cette affaire. Je crois que toi et moi allons avoir une fructueuse association.

 


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