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Nouvelles d'Erik Vaucey... et autres gourmandises littéraires !
30 avril 2016

Colloque au Lutetia (Nouvelle intégrale)

Cette nouvelle a été rédigée en réponse
à un appel à texte de la superbe revue "Gandahar"
sur le thème de la série mythique "Le prisonnier".

Comme elle n'a pas été retenue par le comité de lecture,
je vous la propose aujourd'hui en lecture libre sur ce blog
en remerciant mes bêta-lecteurs pour leurs conseils :)

Vos commentaires sont comme toujours les bienvenus !

Lutetia

 

Colloque au Lutetia

 

Des pensées noires et incohérentes lui laissent un sentiment lancinant d’anxiété. Un vif mal de crâne, qu’il situe au-dessus de l’arcade sourcilière gauche, présage une migraine carabinée. La lumière qu’il devine derrière ses paupières finit de le convaincre : il est grand temps de se réveiller !

Il se tourne sur le dos et ouvre les yeux sur un somptueux plafond orné de moulures. Des toiles impressionnistes, sans doute des copies, sont exposées sur les murs de la vaste chambre. Hormis le lit « king size », l’ensemble du mobilier est de style Art déco. Des enceintes dissimulées diffusent une musique d’ambiance jazzy.

Fabien cherche à mettre de l’ordre dans ses idées. Où est-il ? Que fait-il là ? Il reprend péniblement ses esprits. Son dernier souvenir concerne un entretien téléphonique avec un prestigieux laboratoire de recherche américain. Il avait décidé d’accepter leur offre très alléchante pour mettre à leur disposition ses talents de neurobiologiste. Au cours de la conversation, quelqu’un avait sonné à la porte. Il était allé ouvrir et puis… plus rien !

Il se lève péniblement et visite les lieux. L’appartement meublé, ou plus probablement la suite d’un hôtel, est luxueux. La pièce contiguë ressemble à une petite bibliothèque équipée en son centre d’un bureau sur lequel trône un ordinateur dernier cri.

En ouvrant ce qu’il imagine être la porte d’un placard, il découvre un dressing d’une vingtaine de mètres carrés. Des dizaines de costumes et chemises, tous identiques, y sont suspendues. Les vêtements sont à sa taille et siglés du nombre « 67 ». Même l’image de son pyjama renvoyée par un miroir arbore ce numéro.

La sonnerie d’un téléphone interrompt ses réflexions. Il saisit le combiné au design futuriste. Des points bleus se déplacent de manière désordonnée sous le plastique translucide, dessinant des marbrures aléatoires qui s’effacent quelques secondes plus tard. Elles lui font penser aux premiers économiseurs d’écran des antiques ordinateurs individuels.
– Tout est parfait. 912 en ligne, le room service du Lutetia. Nous espérons que vous avez bien dormi, 67. Vous préférez prendre votre petit déjeuner dans votre chambre ou descendre à la salle de restauration ?
– Je descendrai. Mais je m’appelle Fabien Manicourt.
– C’est entendu, 67. Petit déjeuner continental ou parisien ?
– Un double café noir avec croissants. Je vous répète que je suis Monsieur Manicourt, ajoute-t-il, contrarié.
– Vous l’avez déjà dit, 67.

Le restaurant de l’hôtel offre un contraste harmonieux entre une ambiance Art nouveau et des objets high-tech. Des écrans de télévision sont intégrés à la surface de chaque table. Un bouton tactile permet de faire défiler les différentes chaînes : promotion de l’hôtel et informations pratiques, prévisions météorologiques, documentaires scientifiques…

Son exploration est suspendue par l’arrivée d’une table roulante automatisée, animée des mêmes lignes sinueuses azurées que le téléphone de la suite. Des pinces télescopiques servent le café et les viennoiseries. Une voix identique à celle du room service se fait entendre par l’intermédiaire d’un haut-parleur haute fidélité.
– Tout est parfait. 926 à votre service, 67. La température du café est optimale. Celle des croissants aussi. N’hésitez pas à formuler tous vos souhaits, 67.

La table roulante repart.
– Attendez ! Je n’ai pas retrouvé mes effets personnels. Je n’ai aucun moyen de paiement !
– Tout est parfait, 67. N’ayez aucune inquiétude, tout est pris en charge.
– Je voudrais parler à un responsable, reprend-il d’un ton assuré.
– Bien entendu, 67. Utilisez le canal 100 sur l’écran de votre choix.

Une fois la chaîne sélectionnée, un menu tactile propose de choisir son interlocuteur : le réceptionniste, la sécurité, le room service… Le biologiste choisit le chargé de clientèle.
– Tout est parfait, 67. 5 à votre service. Que puis-je pour vous ?
– Tout n’est pas parfait justement. Je ne comprends pas ce que je fais ici.
– N’ayez aucune inquiétude, 67.
– J’ai déjà dit à votre collègue que je m’appelle Fabien Manicourt.
– Oui, vous l’avez dit. Je confirme que ce nom correspond bien à l’état-civil qui vous est associé, 67. Votre séjour est tout à fait régulier et vous bénéficiez d’un forfait tous services compris, financé par un mécène qui a souhaité rester anonyme. Tout est donc parfait.
– Mais je n’ai rien demandé.
– Vous l’avez probablement oublié. Vous avez nécessairement donné votre accord, 67. Sinon vous ne seriez pas ici !

Agacé, Fabien met fin à la conversation et se lève. Une douzaine de convives prennent leur petit déjeuner sur des tables individuelles, les yeux rivés sur leurs écrans. Ces visages ne lui sont pas inconnus. Certains enseignent au Collège de France, d’autres sont des chercheurs réputés du CNRS croisés lors de colloques. Si sa mémoire est bonne, la femme au fond de la salle doit être Elena Marnegène, la nouvelle lauréate du prix Nobel de physique. Il s’approche de son voisin le plus proche.
– Bonjour, Monsieur Dupeyrat, je suis honoré de vous croiser. Je garde un souvenir ébloui de la conférence où vous prédisiez l’usage prochain d’accélérateurs ioniques miniaturisés pour accroître la rapidité de réaction de l’être humain face à un stimulus externe.
– Tout est parfait, 67. Appelez-moi 24, s’il vous plaît. Ce n’est plus une prédiction. Il s’agit désormais d’une réalité expérimentée.
– Vous voulez dire qu’il existe des hommes « augmentés » de cette manière !
– Parfaitement, 67. Maintenant, pourriez-vous cesser de me distraire : ce documentaire sur l’autoapprentissage des implants miniaturisés est des plus passionnants.
– Une dernière question : que faisons-nous ici ? Cet hôtel abrite-t-il un congrès ?
– Cela fait deux questions, 67. Et elles sont inutiles à nos travaux.

Le savant se concentre sur l’écran et prend ostensiblement quelques notes, congédiant de fait l’importun. Le silence studieux de la salle de restauration oppresse Fabien. Il rejoint le hall de l’hôtel sans croiser âme qui vive et sort sur le boulevard Raspail. Un brouillard épais recouvre Paris. On doit être un dimanche matin, car il n’y a pratiquement aucun bruit, aucune voiture, ni même un passant. Cependant, des haut-parleurs diffusent en permanence une musique identique à celle de l’hôtel.

Il passe devant une station fermée du métro et traverse le square Boucicaut désert pour rejoindre le « Bon Marché ». Les grilles du grand magasin sont fermées. Il le contourne pour rejoindre la rue de Sèvres tout en admirant les vitrines animées. Il n’avait jamais remarqué que les automates étaient eux aussi décorés d’arabesques aléatoires de couleur bleue.

Fabien ne peut pas atteindre la rue du Bac : la chaussée est entièrement fermée par des barrières de chantier surmontées de panneaux multilingues affirmant l’interdiction absolue de les franchir. D’oppressé, il devient anxieux, frappé de claustrophobie. Il a besoin de partir, loin, très loin. Il secoue les grilles sans résultat. Il les escalade, saute de l’autre côté et s’enfuit en courant.

Dans les vitrines, le rythme des automates s’affole. Les dessins des nervures bleues accélèrent et se mettent à clignoter. Fabien arrive à un croisement lorsqu’un véhicule surgit d’une rue perpendiculaire et fonce sur lui. Il n’a que le temps d’entrevoir une berline couleur ivoire dont toutes les vitres sont curieusement teintées en blanc. C’est du moins ce qu’il croit se rappeler quand il se réveille dans sa chambre le lendemain matin, de nouveau en proie à un mal de crâne aigu, auquel s’ajoutent cette fois-ci de nombreuses ecchymoses.

* * * * *

Les jours se succèdent, semblables les uns aux autres, rythmés par l’éternelle musique d’ambiance diffusée en permanence dans toutes les pièces de l’hôtel. Au fil des semaines, Fabien s’installe, bien malgré lui, dans un emploi du temps routinier. Il prend son petit déjeuner dans sa chambre, avant de travailler pour ne pas perdre la raison. Les livres de son bureau-bibliothèque ont tous un rapport avec ses thèmes de recherche. Les différentes chaînes de télévision ne se limitent pas à la diffusion de documentaires scientifiques : elles retransmettent en intégralité depuis le monde entier des colloques de haut niveau. Les connexions internet sont manifestement bridées : il ne peut accéder qu’aux sites qui présentent un intérêt pour ses recherches. Il a dû créer de nouveaux profils sur les réseaux sociaux, ses anciens accès étant mystérieusement désactivés. À vrai dire, il ne s’y connecte quasiment jamais, irrité par tous les profils dont les pseudos sont composés de chiffres et qui débutent invariablement leurs messages par « Tout est parfait ».

À 13 heures, Fabien descend au restaurant où il privilégie les tables collectives aux individuelles de manière à garder un semblant de vie sociale. Malheureusement, les conversations tournent invariablement autour de sujets scientifiques. Chaque fois qu’il essaie de dévier sur des centres d’intérêt plus futiles, ses comparses lui assènent d’un air dépité le sempiternel « Ce sujet est inutile à nos travaux ».

Après le café, il sort faire le tour du square désert. Parfois, il innove en descendant la rue de Sèvres jusqu’à la statue du « Centaure » de l’artiste César, place Michel Debré. Dans un rayon de 300 mètres autour de l’hôtel, toutes les voies sont bloquées par des palissades ou des barrières de chantier.

Vers 16 heures, Fabien se rend au bar pour prendre un thé. Il met à profit ce moment pour noter méthodiquement toutes ses observations. Il fréquente ensuite la salle de musculation pour entretenir sa condition physique avant une dernière séance de travail. Avant le dîner, il redescend partager l’apéritif avec ses collègues. En effet, à ce moment de la journée, leurs conversations deviennent moins sérieuses.

Ce constat sert de socle aux théories que le biologiste échafaude. Est-ce le fait d’être à jeun qui rend les pensionnaires du Lutetia plus ouverts à la discussion ? Si oui, ils devraient se montrer encore plus loquaces au réveil. Pour valider cette hypothèse, il contrarie ses habitudes. Le lendemain, il se lève plus tôt et entrouvre la porte sur le palier. Quand il entend du bruit dans le couloir, il sort de sa suite et engage la conversation avec son voisin. Ils parlent de la météo, de la splendeur des aménagements de l’hôtel, de la qualité du service. Son interlocuteur participe assez volontiers à la discussion. Ils s’assoient à la même table. Cependant, au fur et à mesure que son collègue se restaure, les conversations reprennent une tournure professionnelle. De nouveau, chaque tentative de digression est sanctionnée par la formule rituelle : « Ceci est inutile à nos travaux ».

La nourriture est probablement droguée, avec pour effet d’annihiler la volonté de ceux qui la consomment. Mais pourquoi lui, n’en subit-il pas les effets ? À la réflexion, ce n’est pas tant de perte de volonté qu’il s’agit. Plutôt de docilité exacerbée. Serait-ce le fond musical, diffusé en permanence, y compris dans les suites et jusqu’aux salles de bain, qui masquerait des messages subliminaux ? Quel pourrait être le but de toute cette machination ? Très certainement de s’accaparer les découvertes de tous ces chercheurs de renom. La vraie et seule question qui importe est certainement la suivante : à qui profitent les travaux de tous ces cerveaux ?

Une autre observation interpelle Fabien. Comment se fait-il qu’il ne croise aucun être vivant en dehors des scientifiques hébergés au Lutetia ? Aucun membre du personnel n’est visible. Des automates remplissent toutes les tâches quotidiennes et les locaux de service sont totalement inaccessibles aux résidents. Pour faire son lit, des bras mécaniques s’extirpent de cavités cachées dans le sommier. Le ménage est assuré par un aspirateur autonome dont une pince télescopique permet de passer un chiffon sur les différentes surfaces. Une sorte de commode roulante vient renouveler le linge. La seule caractéristique commune à tous ces engins robotisés consiste en la présence de tracés bleus électriques qui évoluent sans cesse. Il ne voit jamais un fournisseur, jamais un passant dans la rue. Les immeubles environnants paraissent déserts, portes et porches scellés derrière des serrures inviolables.

Le biologiste n’en peut plus de ressasser ces questionnements. Il faut qu’il agisse. Il ouvre un écran sur le canal 100 et s’adresse au réceptionniste.
– Fabien Manicourt, je souhaite rencontrer le directeur.
– Tout est parfait, 67. 9 à votre service. 2, notre directeur, a un emploi du temps très chargé. Puis-je lui transmettre un message ?
– Je dois lui parler personnellement.
– Excusez-moi, 67, je n’avais pas pris la bonne mesure de votre demande. Je peux sans doute obtenir que 2 s’entretienne exceptionnellement avec vous par visiophone.

Exaspéré, Fabien se lève, attrape sa chaise et la fracasse contre l’écran qui se casse en de multiples morceaux. Aussitôt les écrans voisins s’allument.
– Tout est parfait, 67. Inutile de vous mettre dans un tel état.
– Je veux rencontrer personnellement le directeur, crie Fabien en détachant chaque syllabe. Immédiatement.
– C’est parfaitement compris, 67. 2 m’informe qu’il est disposé à vous recevoir dans le bureau n° 12.
– Vous savez mieux que moi que le niveau 1 n’est accessible qu’au personnel.
– Tout est parfait, 67. Vous êtes notre invité. L’ascenseur vous mènera à l’étage dédié aux services administratifs, puisque 2 vous attend.

La numérotation des étages est très inhabituelle : le palier situé au-dessus du rez-de-chaussée est le 6e, surmonté du 5e et ainsi de suite jusqu’au plus élevé, le 1er. Ce dernier est réservé aux salariés, invisibles, de l’hôtel, tout comme les trois niveaux en sous-sols, les 8e, 9e et 10e. À peine Fabien est-il entré dans l’ascenseur que les portes se referment et que la musique d’ambiance laisse place à la voix du réceptionniste, à moins que ce ne soit celle du chargé de clientèle qui ressemble aussi à s’y méprendre à celle du room service. Qui que ce soit, on s’adresse à lui par l’intermédiaire du haut-parleur.
– Tout est parfait, 67. Dans quatorze secondes, vous serez au niveau 1.
– C’est trop d’honneur, bougonne Fabien.

Le couloir est identique à ceux des autres étages. La porte n° 12 est entrouverte. À peine a-t-il pénétré dans la pièce plongée dans la pénombre qu’elle se referme et se verrouille. Un projecteur vient éclairer un fauteuil de bureau placé devant une table tandis que la voix s’adresse de nouveau à lui.
– Tout est parfait, 67. Soyez le bienvenu dans le bureau directorial. Installez-vous confortablement. 2 sera là dans quelques secondes.

Fabien prend place. Un rideau se lève derrière la table, découvrant une baie vitrée. Derrière cette dernière, dans une symétrie parfaite, sont placés une autre table et un deuxième fauteuil dans lequel le directeur est déjà assis. Cette disposition lui évoque celle des parloirs vitrés des pénitenciers américains.
– Tout est parfait, 67. Vous vouliez me rencontrer. Nous y sommes.
– J’aurais beaucoup à redire sur les conditions matérielles de cet entretien. Mais j’irai droit au but, Monsieur le Directeur : pourquoi tous mes collègues semblent-ils atteints d’un mal étrange ? Pourquoi sommes-nous retenus malgré nous dans cet hôtel ?
– Vous pouvez m’appeler 2, 67. Vous êtes très perspicace. La réponse se trouve dans votre question. C’est parce que la quasi-totalité des congressistes sont atteints d’un mal inconnu que les autorités ont imposé les mesures drastiques de quarantaine que vous déplorez. Par précaution, tous les immeubles alentour ont été évacués.
– Les congressistes ? De quel congrès parlez-vous ?
– Je crains que vous ne soyez vous aussi contaminé, 67 : l’amnésie est un des effets de cette mystérieuse maladie. Le Lutetia était à la disposition exclusive d’un congrès scientifique de très haut niveau lorsque les premiers symptômes sont apparus.
– Pourquoi ne nous avez-vous rien dit ?
– Pour éviter de vous affoler inutilement pendant cette période d’observation. De plus, vous aurez remarqué que vos collègues manifestent une étrange réticence à sortir de leurs thèmes de recherche.
– Plutôt musclée comme observation, si j’en crois cette voiture qui m’a délibérément renversé quand j’ai tenté de sortir du périmètre.
– Vous avez certainement été victime d’hallucinations, 67. Il s’agit d’une autre manifestation de cette pathologie. En réalité, vous avez perdu connaissance et fait une mauvaise chute. C’est pourquoi nous vous avons ramené dans votre chambre. Tout est donc parfait. Puisque vous êtes là, nous allons en profiter pour pratiquer une nouvelle prise de sang.

Le directeur n’a pas achevé sa phrase que des bracelets d’acier immobilisent Fabien sur son siège, bloquant ses membres. Des bras articulés, parcourus de dessins bleutés, désinfectent le creux de ses deux coudes, avant de prélever du sang d’un côté et de lui injecter un produit indéterminé dans l’autre. Une boule brûlante remonte dans son épaule avant de se répartir dans tout son corps. La douleur devient insoutenable. Il s’évanouit.

* * * * *

Le biologiste se réveille dans sa chambre. Il est fatigué, et surtout très en colère. Il est révolté contre cette piqûre imposée et ses conséquences. Le discours du directeur, malgré son apparente cohérence, provoque en lui la plus grande défiance. Il ne s’agit pas d’une simple quarantaine. Des événements d’une extrême gravité se déroulent dans cet hôtel. C’est désormais une certitude.

Le lendemain, Fabien a retrouvé des forces. Il s’habille rapidement et se dépêche de sortir. Il doit vérifier un détail. Au centre du square Boucicaut, il a une vue d’ensemble de la façade de l’hôtel. Méthodiquement, il compte les étages à partir du rez-de-chaussée. Le niveau directorial correspond à la première série de fenêtres mansardées. Comme il s’y attendait, il en existe bien une autre, juste au-dessus, le niveau 0. Au Lutetia, chacun est logé dans la chambre correspondant à son numéro, le premier chiffre désignant l’étage. C’est pourquoi le bureau du directeur est nécessairement le 02 et non le 12, même si l’ascenseur ne dessert pas cet ultime étage.

Tout au long de la journée, il ronge son frein. Pour ne pas attirer davantage l’attention, il cherche à respecter au mieux sa routine. Il a du mal à se concentrer. Il se rabat sur les documentaires scientifiques diffusés sur les écrans. Au milieu de l’après-midi, pris d’une inspiration soudaine, il noircit une trentaine de feuilles A3 de divers schémas et commentaires.

Au dîner, il s’assied en face d’Étienne Dupeyrat et cherche à imiter le phrasé de ses collègues.
– Tout est parfait, 24. J’ai beaucoup réfléchi à vos recherches aujourd’hui. Je pense avoir trouvé un point de convergence avec les miennes.
– Tout est parfait, 67 ! Voici un sujet passionnant, racontez-moi ça !

Pendant la durée du repas, Fabien explique comment il cherche à mettre au point une molécule qui facilite la régénération des liaisons neuronales endommagées. La principale difficulté réside dans le temps perdu par la molécule pour repérer les connexions abîmées. Si seulement elle pouvait être associée à un accélérateur ionique miniaturisé ! Dupeyrat se montre enthousiaste, ravi à l’idée des débouchés escomptés de leur coopération. Répondant à une suggestion de Fabien, il finit par l’inviter dans son bureau, au 2e niveau, pour qu’ils puissent prolonger cet échange.

Dans la suite 24, le biologiste présente les multiples croquis qu’il a réalisés dans l’après-midi, inondant son interlocuteur d’informations et de raisonnements des plus divers. Profitant de ce que le chercheur est absorbé par les documents, au prétexte de prendre l’air, Fabien s’éclipse sur le balcon. À cet étage, la galerie se prolonge sur l’ensemble de la façade. Il se rend le plus furtivement possible devant la suite numéro 22. Là, il grimpe sur la margelle de pierre et parvient à s’accrocher au balconnet de l’étage supérieur. Il se félicite de sa bonne forme physique lorsqu’il se rétablit à la force des bras au niveau du bureau n° 12. Il escalade alors le toit en prenant appui sur les décors de pierre et ose un regard rapide par la fenêtre munie de voilages de ce qui doit être la suite 02.

Il a vu juste. Le directeur est bien là, de dos, face à un écran surmonté d’une caméra. Seul son buste est vivement éclairé. Par chance, la fenêtre est entrouverte. Fabien arrive à lever le loquet et à pénétrer silencieusement dans la pièce. 2 est en pleine conversation. Dans le reflet de l’écran, ses lèvres bougent, mais le son ne sort pas de sa bouche. Fabien se concentre sur la partie inférieure, d’où provient la voix. Le buste est posé sur des jambes métalliques parcourues de lignes bleues. Un androïde ! Voilà pourquoi le personnel de l’établissement n’est jamais visible.

Il s’avance pour mieux entendre la conversation et distinguer les images qui défilent sur l’écran. Dans la pénombre, il se prend les pieds dans un obstacle et chute lourdement sur le sol encombré de nombreux câbles d’épaisseurs diverses. Aussitôt le directeur se retourne vers lui, sans perdre son flegme.
– Tout est parfait, 67. Je savais qu’avec vous, l’issue ne pourrait être que fatale. Je vous suis reconnaissant de m’offrir une occasion discrète, loin des yeux et des oreilles de vos confrères.
– Tout est loin d’être parfait, 2. Et comptez sur moi pour ne pas vous faciliter la tâche.

Tout en parlant, Fabien a repéré un câble électrique d’un diamètre respectable arrimé à une table de mixage au moyen de vis papillon qu’il s’empresse de desserrer. 2 s’est levé et s’approche à moins d’un mètre de lui. Déterminé, Fabien prend appui avec un pied sur la table et arrache le câble qu’il dirige sur les jambes métalliques du directeur. Des gerbes d’étincelles jaillissent aussitôt. La pièce est envahie d’une forte odeur d’ozone et de circuits électroniques grillés. Le robot humanoïde oscille quelques secondes avant de s’écrouler, totalement inerte.

Dans la pièce attenante, Fabien découvre un Tableau Général Basse Tension. Il désactive tous les organes de protection, disjoncteurs et fusibles, du poste de commande. Avec précaution, il arrache l’alimentation principale en 380 volts et la met méthodiquement en contact avec chaque connecteur. Il imagine les surtensions qui doivent se multiplier dans tout l’hôtel, provoquant des dégâts irréversibles à tout appareil électronique. Il ne doit pas traîner : ses méfaits ont certainement généré de multiples foyers d’incendie.

Fabien se précipite dans le couloir et déclenche l’alarme. Il emprunte l’escalier de service pour parcourir les couloirs des six étages accessibles aux résidents et les enjoindre de se regrouper sans délai à l’extérieur. Quand tout l’immeuble est évacué, la toiture est déjà en flamme.

Les scientifiques errent sans but dans le square Boucicaut. Le biologiste tente de les raisonner pour les convaincre de s’échapper avec lui. Les seules réponses qu’il obtient se résument en l’exaspérante ritournelle : « Tout ceci est inutile à nos travaux ». Il décide alors de chercher seul des secours. Une fois l’hôtel et ses robots détruits, ses collègues devraient retrouver peu à peu leurs esprits. Boulevard Raspail, Fabien remarque l’absence de lignes bleues sur la barricade et espère qu’elle traduit l’arrêt de sa surveillance par les androïdes et ceux qui les contrôlent. Fabien franchit l’obstacle sans dommage et court vers la rue de Rennes. Ici aussi, les chaussées sont étrangement vides.

Avant que les réseaux informatiques ne se coupent définitivement, un ultime message est transmis. À la vitesse de la lumière, le signal se propage. Le brin optique qu’il emprunte en rejoint d’autres pour former un fil qui grossit de kilomètre en kilomètre jusqu’à devenir épais de plusieurs dizaines de centimètres. Il est parcouru de lignes bleutées sans cesse en mouvement et contient maintenant des millions de fibres. Le câble sort enfin du sol pour rejoindre, comme des centaines d’autres, une sorte de balle de golf bleue d’une trentaine de mètres de diamètre. L’intérieur est exclusivement constitué de milliards de composants électroniques, baignés dans une vive lumière bleue. En trois nanosecondes, le message est décodé : « Anomalie génétique confirmée sur le sujet 67. Immunité totale à la substance B34G5, même injectée à forte dose par intraveineuse. Représente un danger prioritaire ». Cinq nanosecondes supplémentaires sont nécessaires pour collecter toutes les autres données utiles en provenance des multiples capteurs parisiens et des mémoires du système lui-même. Au total, dix nanosecondes à peine se sont écoulées quand un nouveau message est émis :
« Ici 1. Alerte rouge vermeil. Le prisonnier 67 est passé au statut de fugitif 67. Que toutes les unités convergent vers le Lutetia pour détection et désactivation définitive ».

La place du 18 juin 1940 est déserte. Soudain, des voitures aux vitres teintées blanches surgissent de tout côté. Fabien court à perdre haleine pour rejoindre le centre commercial Montparnasse Rive Gauche. Arrivé au premier étage, il regarde la rue tout en reprenant son souffle. Les véhicules s’arrêtent au pied des escalators. Une douzaine d’androïdes en sortent et se précipitent vers les marches. Le biologiste reprend sa course. C’est un secteur qu’il connaît bien. Il slalome dans le dédale de galeries sans arriver à semer définitivement ses poursuivants. Il débouche sur une terrasse qui le mène à la tour de 58 étages où il travaillait comme vigile pendant ses années d’études. Devant l’entrée d’un couloir technique, il saisit par réflexe le code d’urgence sur le digicode. La porte s’ouvre. Fabien entre et la verrouille de l’intérieur. Il est provisoirement sauvé. Ce n’est qu’un répit : la lutte ne fait que commencer.

FIN

Erik Vaucey

gandahar Prisonnier

 

 

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