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Nouvelles d'Erik Vaucey... et autres gourmandises littéraires !
1 décembre 2015

Le nouvelliste de la semaine : Dean Venetza

venetza

"Do not feed the eat-crabing raccoon"
J'avoue avoir été déconcerté par mon invité
lorsqu'il m'a exprimé ce conseil déconcertant.
 A la réflexion, cela cadre bien avec le personnage
de ce nouvelliste méritant !

J'ai le plaisir d'accueillir aujourd'hui Dean Venetza

 

A la suite de l'interview, vous trouverez un texte inédit de Dean et de Chloé Bertrand
que j'ai l'honneur de publier ici : « Tjukurpa » 

EV : Bonjour Dean. Tout d’abord, qui es-tu ?

DV : Venetza, auteur à mi-temps, photographe et vidéaste le reste du temps.

EV : Depuis combien de temps écris-tu des nouvelles ?

DV : J’ai commencé à écrire sérieusement (des choses publiables, quoi) à la fin du siècle dernier, et la vie a fait que j’ai rangé ma plume peu après. Je ne me suis remis à écrire qu’en 2009, pas beaucoup, et à publier en 2013. Bref, je suis un petit nouveau dans le corps d’un vieux.

Inutile de préciser que mes anciens textes n’ont pas grand-chose à voir avec ce que j’écris aujourd’hui. J’ai détruit la plupart de mes manuscrits de cette période, mais un micro-éditeur m’a proposé de republier en recueil une quinzaine de nouvelles éditées à l’époque. Ça sortira début 2016 si tout va bien.

EV : Quelles qualités trouves-tu aux nouvelles par rapport aux autres formes littéraires ?

DV : Tout le monde répond à cette question en parlant de la justesse et de la précision du format court, de la difficulté d’écrire – et du bonheur de lire – en peu de mot et de se concentrer sur l’essentiel. Je suis entièrement d’accord, mais ce qui m’attire avant tout, personnellement, c’est le fait qu’on ne peut pas tricher (moins que dans un roman en tout cas) : pas se cacher derrière une succession d’étapes clés, pas remplacer la mauvaise qualité d’une caractérisation par la quantité de personnages, etc. Plus c’est court, moins le vernis est épais, moins les boniments sont possibles. Il faut avoir réellement quelque chose à dire.

EV : Quels sont les genres littéraires que tu abordes dans tes écrits ?

DV : Le point commun de tous mes écrits, c’est que j’essaie de décrire des cultures, des “mondes” au sens humain du terme. Seule la méthode change : parfois c’est simplement réaliste, souvent c’est futuriste, fantastique ou uchronique. Je vise un public clairement adulte : je peux avoir des sujets très durs, même s’ils côtoient parfois des intrigues, euh… surréalistes.

EV : Comment te vient habituellement l’inspiration ?

DV : De la vie. Des gens rencontrés, de leurs choix, de leurs peurs, de leurs doutes et de leurs victoires… Le reste, ce n’est que de l’habillage. Malheureusement, dans le petit milieu de la SFFFH, on trouve beaucoup d’habillage et peu de vrais personnages. Oui, j’ai la dent dure…

EV : Mais ce n'est vraiment pas désagréable de rencontrer quelqu'un qui dit ce qu'il pense ;)
Y a-t-il des sujets auxquels tu es particulièrement attaché ?

DV : J'ai une écriture très obsessionnelle, je tourne, retourne et dissèque souvent les même thèmes. La marginalité, le handicap, les stigmatisations, sont au cœur de plusieurs de mes nouvelles (et romans), la violence sociale aussi. Et puis il y a des univers et des personnages qui passent parfois d’une nouvelle à une autre : un animal-dieu shinto un peu idiot, un poète horloger…

EV : C'est souvent très agréable de retrouver quelques personnages d'une nouvelle à l'autre :)
Peux-tu nous en dire plus sur tes habitudes d’écriture ?

DV : Tout dépend du projet… et du moment. Étant souvent sur la route, j’ai parfois des heures et des heures pour réfléchir à une trame avant de pouvoir jeter le premier mot. Et selon les circonstances, donc, ces premiers mots peuvent aussi bien être couchés sur feuilles volantes que direct sur traitement de texte. Il m’arrive aussi bien de jeter deux ou trois mille mots d’un seul jet que d’étaler un plan à trous que je comble au fil de recherches et de phases de recul…

EV : Écris-tu en écoutant de la musique, dans le silence, sans personne autour de toi, en coupant ton portable…

DV : Quand j’écris chez moi (enfin, dans l’un des chez moi ou autres lieux où je suis logé régulièrement), c’est toujours en musique. Par goût, pas par nécessité : il m’arrive de travailler dans des lieux publics, bars, etc., et la vie et les discussions en bruit de fond ne dérangent pas. Par contre côté musique, je dois être l’un des rares à écrire aussi bien sur de la musique calme et instrumentale (Hisaishi, Nyman, Bach…) que sur Punish Yourself ou Black Kronstadt. Si vous aussi vous arrivez à écrire en écoutant du punk ou du metal, faites-moi signe, on montera un club !

EV : Effectivement, je ne répondrais pas aux exigences de ce club ;)
As-tu une anecdote à raconter à nos lecteurs sur ta vie d’auteur ?

DV : Sur ma vie d’auteur, rien qui mérite d’être raconté. Je traîne depuis longtemps une étiquette de « poète » et de marginal (engagé dans différentes causes, et souvent dans la catégorie « ne se laisse pas faire »). Du coup, clairement, ma casquette « auteur » est celle qui provoque le moins de réactions.

EV : Alors, peut-être une anecdote sur ta vie militante ? ;)

DV : Plusieurs nouvellistes sont fans de pandas roux. Le mien ne m’a jamais été utile côté écriture, mais il excelle en relations publiques : dans des manifestations et autres actions qui suscitent souvent des réactions de repli, font parfois peur (droits des LGBT+, aide aux réfugiés, etc.), mon look atypique et mes tatouages apparents suscitent d’autant plus de préjugés. Mais dès que le petit panda est présent, les gens oublient le look et se focalisent sur la mignonitude béate de l’animal : j’ai un petit panda sur l’épaule, donc je suis quelqu’un de respectable ! (Notez que la chose ne fonctionne absolument pas si vous remplacez le petit panda par un raton laveur, je parle d’expérience !)

EV : Quels conseils donnerais-tu à celui qui voudrait écrire des nouvelles ?
  1. Écrire ! « Vouloir écrire », ça ne veut rien dire. À moins d’être analphabète, si on veut écrire, on se sort les doigts du cul, on prend un stylo et on s’y met.
  2. Vivre ! Vouloir écrire, c’est bien, avoir quelque chose à raconter, c’est mieux. Et les gens qui n’ont que leur routine, rencontrent toujours les mêmes amis, ne changent jamais de loisirs, n’ont simplement rien à raconter.

EV : Messages reçus :)
Quels conseils donnerais-tu à un lecteur de nouvelle ?

DV : Deux seulement, mais essentiels :

  1. do not feed the eat-crabing raccoon !
  2. do never follow the shinto firefox !

EV : Je tâcherai de m'en souvenir ;)
S’il y avait un livre que tu as lu et apprécié et dont tu aurais aimé être l’auteur, ce serait lequel ?

DV : « Les Chants de Maldoror ». « Zazie dans le métro ». « Neuromancien ». « Dune »… Un seul, vraiment ? « Le Mahabharata », alors.

EV : As-tu déjà été publié ?

(L'Ordre des Choses)  (La Poupée)  (Dernière absinthe à Paris)

 

DV : Oui, une vingtaine de nouvelles en revues ou anthologies (je ne compte pas les publications en webzine et autres blogs). Les plus intéressantes :

  • « L’Ordre des Choses » dans l’anthologie "Dérives Fantastiques" (éd. Sombres Rets) ;
  • « La Poupée » dans "Créatures" (éd. la Madolière) ;
  • « Dernière absinthe à Paris » dans l’anthologie "Ex Machina" (éd. Elenya) ;
  • « Menu de Noël pour petites filles mortes » dans l’anthologie "Creepy Xmas" chez Otherlands (et d’autres textes à dans d’autres anthologies otherlandaises à venir) ;
  • « Noir comme pétrole », grand prix Geekopolis 2013, dans la revue A.O.C. # 32 ;
  • « Pavillon Noir », nouvelle lauréate du grand prix Vision du Futur 2015, dans la revue A.O.C. # 32.

(Menu de Noël pour petites fille mortes)  (Noir comme pétrole)

EV : Peut-on trouver certains de tes textes sur le web ?

DV : Non, je ne crois pas. Du moins pas gratuitement. Il y avait « La Trève des Longues Nuits » dans l’anthologie numérique de Noël au P’tit Golem, mais il me semble qu’elle n’est plus accessible.

EV : Où peut-on te retrouver ?

DV : Sur mon compte facebook : Dean Venetza. Tous les statuts qui concernent mes textes sont en mode “public”, mais attention, ça n’est jamais qu’une page perso (je ne fais pas partie de ces gens qui ressentent le besoin de s’afficher “auteur”), sur laquelle j’informe aussi de mes activités non-littéraires, dont certaines, plutôt engagées, peuvent choquer ou déplaire.

EV : Merci Dean pour le temps que tu m'as consacré et pour ton franc parler :)

(Venise) (Sarajevo) (Songe d'Isis) (Punk's not dead)

(Une Lézarde sur un mur de prison) (Lakam Ha) (L'Horloger)


 

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Pour rencontrer les "Nouvellistes de la semaine" (séances de dédicaces,...)


(Les Voleurs de Vent (2)) (Libertés) (Songe d'Isis (2)) (Le Saule)

couv - Les Voleurs de Vent (La Treve des longues nuits) (Baroque)  (Karachi Dead End) 

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Chloé Bertrand et Dean Venetzia m'honorent 

en acceptant de publier ici un texte inédit écrit à quatre mains.

Il ne s'agit pas vraiment d'une nouvelle indépendante,
mais d'une rencontre entre leurs deux univers.
Excellente introduction pour ceux qui ne les connaissent pas encore :)

– Tobias (enfant-­loup), Gorak, Nël, Sarabe et Waä (loups), sont des personnages du « Il nous reste le ciel », premier tome à paraître d'une trilogie de Chloé.
– Maguey (adulte handicapé) est un personnage issu de « Yuma Cendre Argent » de Dean.


Tjukurpa


Après la dernière bifurcation, Tobias aperçoit le fond du canyon. Il connaît le coin, ça n’est pas la première fois qu’il y chasse les marcheurs. Les autres disent miliciens. C’est un nom idiot qui ne veut rien dire. Les loups appellent les choses par leurs noms. Les marcheurs sont des marcheurs. Grands, bêtes et effrayés, mais ça fait un peu long. Marcheurs, ça suffit.

Ceux-­là, derrière lui, ne savent pas qu’ils filent vers un cul-­de-­sac. Sans cesser de courir, le garçon porte deux doigts à sa bouche et siffle, un coup à droite, un coup à gauche. En réponse à son ordre, Nël, Sarabe, Gorak et Waä se dissimulent dans des creux de la paroi. C’est le moment de la chasse que la meute préfère : quand ils passent de gibiers à chasseurs. Même s’ils ne sont jamais vraiment chassés...

Au bout du ravin, Tobias s’arrête et se retourne. Les marcheurs n’ont pas encore passé la bifurcation – ils sont lents. Levant le nez, l’enfant a le réflexe de chercher le 4x4, la mitrailleuse, Matthew, p’tite Camille et les deux autres. Est surpris de ne pas les trouver aux premières loges.

Pas plus surpris que ça. Pas assez pour interrompre son rituel. D’un geste, il plante son épieu dans le sol. L’épieu c’est la chasse. Puis il met la main dans sa poche, s’empare de son bonnet en poils de loup et l’ajuste sur sa tête en prenant tout son temps. Comme s’il avait des spectateurs.

Une demi-­douzaine d’hommes surgissent du coude, inconscients de la présence des quatre loups qui se glissent sur leurs talons, en silence. Un élan de chaleur traverse le cœur de Tobias lorsqu’il regarde sa sœur et ses frères d’âme, ombres volant au­dessus du sol, sans un bruit.

Incarnation de la mort dans la réalité. Déjà les marcheurs s’arrêtent en dérapant et à grand bruit, à dix pas de lui, armes braquées. Incarnation du gibier dans la réalité. Tobias tient son épieu dans la main droite, la pointe reposant sur le sol. La main gauche passe dans son dos et se referme sur le manche de son couteau. Il se courbe lentement en avant, corps ramassé, prêt à bondir. Relève les lèvres. Montre les crocs. Loup, sauvage, cannibale. La légende caresse les esprits étroits des six hommes ; l’un d’eux la chasse d’un mot :

— Petit !

Les marcheurs parlent par exclamations. Toujours. Et c’est le plus grand et le plus bête qui parle. Toujours.

— Petit ! répète le grand bête. Pose ça et viens gentiment par ici ! On ne te fera pas de mal !

Tobias, Gorak, Nël, Sarabe et Waä se mettent à gronder en même temps, meute unie en un seul esprit chasseur. Les soldats à l’arrière se retournent d’un bond, surpris de trouver quatre canidés assez près pour leur renifler les talons. Méchamment surpris. D’autant plus que les chasseurs ont l’air d’être là depuis longtemps, oreilles couchées sur le crâne, poil hérissé, babines retroussées sur crocs luisants. Tobias, sans se presser, profite de la confusion pour lancer son épieu d’un geste sûr. Grand bête ne parlera plus par exclamations. Parlera plus du tout, d’ailleurs, épinglé comme il est contre la falaise. Tobias hausse un sourcil ; l’image d’un papillon dans une boîte s’est imposée à lui. Il secoue la tête pour s’en défaire. Foutus flash-­back...

Évidemment, sans grand bête, les messieurs en uniformes sont aussi déstabilisés qu’une colonie de lapins nains hors de sa cage. Le souci, c’est que des grands bêtes, c’est pas ce qui manque, chez les marcheurs.

— Ok, tout le monde se calme !

Et tout le monde de se calmer. Tobias de s’impatienter.

— On va pas se laisser désorienter par un simple gamin et quatre boules de poils ! Attrapez le gosse et flinguez­moi ces loups !

Ah, oui : les grands bêtes donnent des ordres stupides. Toujours.

Depuis quand on tue un loup avec des balles ? semble se demander Sarabe en croquant une cheville. À travers le cuir de la botte c’est pas terrible, mais ça fout le bordel, et comme c’est l’idée, il est content : Alpha lui fera des caresses et il aura un lapin ou une poule. Ou même un marcheur, tiens, pourquoi pas ?

Le premier qui veut poser les mains sur celui qu’ils prennent pour un gosse n’aperçoit le couteau que trop tard, lorsque la lame abîmée lui renvoie la lumière du jour en plein visage.

L’enfant sauvage frappe au ventre, deux fois, puis à la gorge. Ce n’est pas un simple gamin mais le constat vient un peu tard, et cinq hommes, même armés, ne font pas le poids contre cinq loups.

Les marcheurs sont morts. Pourtant, tandis qu’il arrache son épieu de la paroi et du cadavre, Tobias n’est pas content. Là­-bas, derrière le tournant, y a un bipède qui fait un barouf de tous les diables. Au jugé, doit déjà y avoir la moitié des Infectés de la région qui s’en viennent vers lui à la queue leu­leu, et comme c’est la seule sortie, va falloir que la meute s’en mêle. Y a vraiment pas moyen d’avoir la paix, dans ce désert !

Maguey écarte les mains comme pour embrasser l’assistance, et lâche :

— Sol sol sol mi !

Il ajoute, en prenant un air magistral :

— Bémol, bien sûr !

Une flopée de zombies puants et moisis, progressant au ralenti, fait désormais face au neuneu. Il a longuement tapé sur tout ce qui pouvait résonner pour les attirer – tac tac tac blam ! –, et voilà, ils sont une bonne vingtaine à converger sur lui, sens à l’affût – enfin, ce qu’il en reste –, salivant d’avance. Maguey ne sait pas ce qu’il fait là, dans ce monde bizarre où les chaussures fondent sous vos pieds, mais pour l’instant il s’en fout. Il a décidé que c’était l’heure de la Communion. De la main gauche, il tient un casse­tête d’allure aztecatl, silex incrustés dans la pointe d’un morceau de bois lourd et solide. De l’autre, il fait un signe de croix en direction de la foule morte­vivante.

— Le Seigneur soit avec vous ! prononce­-t-il d’une voix forte.

Personne ne répond « et avec votre esprit », mais il enchaîne :

— Nous voici réunis en ce jour pour célébrer la Sainte Eucharistie, la Communion entre tous les hommes initiée par notre Seigneur Jésus Christ.

Un Infecté impatient est à portée ; un coup de casse­tête lui emporte la moitié du crâne et il s’effondre comme un pauvre cadavre, ce qu’il est depuis trop longtemps, raide et plein de gros asticots. Pas démonté, Maguey reprend :

— Mes frères !

Encore un coup, puis un autre, pour ceux qui étaient trop près. Le dernier a eu le ventre ouvert, ça dégouline de sucs et d’entrailles, c’est bondieusement dégueulasse. Ne parlons même pas de la faune grouillante et rampante. Quant à l’odeur, heureusement que l’acide du sol interagit, et qu’ils se déplacent aussi, sinon ce serait intenable. Ceci dit, Maguey a connu des vivants qui puaient autant. Bon, il faut respecter les formes. Ces zombs­-là n’ont aucune patience ! Il hausse le ton :

— Mes frères, nom de Dieu !

Lui aussi, en fait, il trouve ça trop long. Sol sol sol mi-­bémol. Il lâche son casse-­tête, bouge les mains dans tous les sens et fait des bruits de trucs magiques avec la bouche, puis il dégaine l’un de ses Colt 45. Un seul.

— Fa fa fa ré, mes frères ! Allegro con brio ! Et il rompit le pain et il dit : bouffez-­moi ça, c’est de la balle !

Un Infecté émet un râle asthmatique en ouvrant la bouche vers Maguey. Difficile de dire qui des deux bave[1] le plus. D’un geste précipité, le neuneu[2] récupère son casse­tête et lui explose la mâchoire. Encore debout, le mort se retourne comme à la recherche de ses dents, et Mag’ lui déchire la nuque d’un second coup.

— J’en étais où ? Ah... Alors il prit le civet de lapin et il dit : Prenez et mangez-­en, mon cul c’est du poulet !

— Amen.

Aucun infecté n’a réellement dit « amen », mais à cet instant, Maguey a décidé qu’il l’avait quand même entendu. Au zombie le plus proche, il tend son Colt et vise entre les deux yeux.

— Le corps du Christ.

Bang.

— Le corps du Christ.

Bang.

— Le corps du Christ.

Bang. Bang et bang. Accélérons, on s’emmerde.

— Le cul du Christ, mes frères ! Le cul du Christ et Ludwig Van, ô mes frères ! Sol sol...

Non !

Il se tait, prend une longue inspiration, donne la communion à l’Infecté le plus proche – bang – et entame :

— Freude, schöner Götterfunken / Tochter aus Elysium / Wir betreten feuertrunken / Himmlische, dein Heiligtum !

Il ne sait pas ce que ça veut dire, seulement que ça parle de joie et de partage – c’est donc le moment : il partage et il est content – mais il l’a appris par cœur parce que ça sonne bien.

En voilà un qui s’est écarté des autres. On veut resquiller ? Casse­-tête. C’est chouette, cet outil, conclut-­il tout en fredonnant la Neuvième, ça éclate les os comme de rien, avec un bruit sec qui fait mal rien que d’imaginer l’impact. Ils étaient cools, les Azteca. S’il avait le temps, Maguey essaierait d’arracher un cœur de zomb, pour voir. Bien sûr, ça ne compterait pas comme un vrai sacrifice, vu qu’il ne bat plus, le béguin. Pas le temps, de toute façon, il faut donner la communion à tous ces pauvres gens qui bavent et qui grognent.

— Le corps du Christ !

Bang.

Quand Tobias franchit le tournant, en sens inverse et sans courir, cette fois, il est surpris.

Presque tenté de s’asseoir et d’observer, n’en déplaise à l’instinct qui lui dit de décamper ou de s’en mêler. Pas qu’il voit des humains autres que la famille tous les jours, mais celui­-là a quand même l’air gratiné. Une seconde, il le prend pour Matthew-­Matou­-chat­-garou. Pas à sa tête, y a pas moyen de se gourer sur ce point, le gars a deux yeux et des cheveux... des putains de cheveux.

C’est juste que la dernière personne qui lui a parlé du Christ, c’était Matou, qui dit toujours ses prières. Avant, les prières de Matthew étaient remplies de confiance et d’espoir. Maintenant chaque mot est une étincelle de haine crachée à la face de Dieu. C’était comment déjà ? Tobias fronce le nez et les sourcils, en général il aime pas se rappeler, mais y a des moments où tu peux pas faire autrement... Ah ouais, voilà : Et Jésus, le fruit de vos entrailles, est notre Seigneur.

Amen ?

— Le corps du Christ !

Bang. Va finir par être à court de munitions, le bipède avec des cheveux et deux yeux[3], et quand ils l’auront mangé, les cchoses-­mauvaises-mortes iront sur Tobias et les loups. Alors le garçon tâtonne pour trouver son fusil. Avant de se rappeler qu’il ne l’a pas : le marcheur, ça se chasse au couteau et à l’épieu. C’est con, mais c’est comme ça. À défaut, l’épieu servira de massue. Pas compter sur les loups. Trop loups pour comprendre ce que sont les choses-­mauvaises-mortes. Déjà s’estimer heureux qu’ils foutent pas le camp. D’ailleurs, Tobias n’aime pas ça non plus. Les charognes, ça se chasse pas. Ça peut même pas se manger. C’est pas naturel. Tobias aime pas les choses pas naturelles.

— Le corps du Christ !

Clic. Blam. Botte ferrée contre jambes en os, ça fait presque de la musique. L’autre a l’air content, et enchaîne :

— Le corps du Christ !

Ce coup-­ci, il se débrouillera. Tobias cherche juste la sortie. Tiens, par-­là, vlan ! Comme quoi, un épieu, ça sert à tout, même à fracasser un crâne que la décomposition a déjà bien ramolli.

À vomir, mais p’tit Toby a vu pire.

— Le corps du Christ !

Va falloir songer à le faire taire. Merde, c’est que y en a du monde ! Dommage que Charly soit pas là, lui il aime chasser les choses-­mauvaises-­mortes. Bon, faut se résigner : avec le bruit que fait le­-corps­-du­-Christ, y’a vraiment trop d’ennemis à combattre, pour sortir faudra vider la zone d’abord. Alors tant qu’à y aller, allons­y ! L’épieu et les bottes ferrées écrasent crânes et articulations pendant que le bipède recharge. Finalement, les bang, ça fait du bruit mais c’est efficace. En dix minutes, même pas, c’est plié. Du bon boulot, mine de rien. Un peu trop bon : le-corps-­du-­Christ n’est pas inoffensif.

Les loups grognent déjà. Tobias se ramasse, épieu vers le sol, mais couteau brandi.

Loups ?

Maguey n’en a jamais vus. Pas en vrai. Celui­là, il est humain, neuneu peut­être, mais loup aussi. Frère des autres. Agressives, les bêtes. Mortelles. Beaucoup plus dangereuses que des gros cons surarmés. Maguey le sait, ne lui demandez pas comment, c’est une évidence, c’est instinctif.

Et c’est instinctivement, pas par jeu, pas par mimétisme, qu’il plie les genoux et la nuque pour se mettre à leur niveau, qu’il montre les crocs lui aussi. Le Colt n’a pas quitté sa main, mais il ne braque que le sol.

Tobias ne le lâche pas des yeux. Réflexion faite, cet intrus­-là, pas sûr que ça soit un humain.

En tous cas, il connaît les règles. Celles des loups, parce que pour celles d’ici, y a du boulot... Il grogne, le type, comme une question, ou des présentations. Il essaie : c’est pas terrible, ça sonne creux, ça veut rien dire. Mais il grogne. Comme p’tite Camille quand elle veut jouer qu’elle est un loup aussi. Mais p’tite Camille sait bien qu’elle joue, lui n’a pas l’air au courant.

Sarabe se tait et s’assoit, Waä va cacher sa tête dans le genou de Tobias – mauvaise habitude de louveteau, ou peut­être juste qu’elle est malade. Gorak et Nël grognent toujours. Pas agressifs.

Interrogatifs. Tobias ne bouge pas, mais plante son épieu dans le sol et baisse son couteau.

Définitivement pas humain, le mec aux cheveux bizarres...

Définitivement pas humain, ce gosse, conclut Maguey. Loup, comme les autres. Chacun de leurs muscles roule discrètement sous le pelage épais. Les yeux d’or luisent d’attention, vigilants, curieux aussi. Le neuneu ne peut s’empêcher de les comparer à Yuma, à Nahui. Ils ont le même regard, indomptable, la même indifférence au reste du monde, la même crainte viscérale des bipèdes en troupeau. Et celui­-là, l’Alpha, à moitié homme, est un exclu, un méprisé, comme Maguey. Raté. Freak. Animal. Sûr que, comme lui, il n’arrive pas à penser à la façon d’un type normal.

Lorsque Tobias penche la tête sur le côté, intrigué, Maguey fait le même mouvement.

Étrange reflet. Oui, ils se ressemblent. Dans le doute, Tobias grogne un peu, bas, sans agressivité ni défi. Juste pour savoir. Savoir s’il peut répondre... Et Maguey répond :

— Loups !

Tobias gronde plus fort. Il n’aime pas ça. Pourquoi il parle, celui-­là ? Il sait parler ? Bien sûr qu’il sait parler, putain de corps­-du­-Christ de merde, et toutes ces insultes qu’il ne peut pas crier, et il lève le couteau... L’autre insiste :

— Loups ! Loups ! Börte Cino !

Loup Bleu. C’est l’ancêtre mythique de Genghis Khan.

— La tribu des loups vient combattre à vos côtés, où puis­je trouver le seigneur Okkoto ?

C’est comme si la liberté, l’infini sauvage, se reflétaient tout entiers dans leurs regards. Il pense « Freude, schöner Götterfunken... » et les larmes lui montent aux yeux. Perdu, heureux, inquiet ? Il ne sait pas. Il abandonne sa posture animale et s’assoit en tailleur, range son Colt, renifle comme si ça allait empêcher ses larmes de couler sur ses joues. Pas pleurer, pas pleurer...

Bon, d’accord, admet Tobias, pas très humain, pas très d’ici, pas loup non plus. Mais dans les yeux, gosse déstabilisé, reflet de p’tite Camille parachutée chez eux[4]... Pas dangereux, en tous cas, sûr, alors il range le couteau et se détend.

Waä, bêtement, choisit ce moment pour sortir la tête du creux de son genou et trottine presque timidement vers le différent. Là aussi, c’est l’habitude, parce qu’Alpha l’appelle quand p’tite Camille est triste, pour la faire rire et la réconforter. Et puis Waä a encore perdu ses petits, alors...

L’attitude amicale de la louve a un effet immédiat. Maguey se sent mieux ; aussitôt, il crie :

— Freude !

Waä a reculé d’un bond. Surprise, effrayée.

Putain de merde il va se la fermer ce couillon-là ? Tobias n’a jamais vu un humain faire autant de bruit. Mais d’où il sort, lui ? Le bruit, ici, c’est la mort, tout le monde sait ça.

Le neuneu se met alors à hurler, façon loup. Il s’étouffe presque, c’est moyennement classe, mais il crie, les yeux au ciel, autant qu’il peut. L’enfant lui saute immédiatement dessus. Surpris, l’autre est tombé par terre ; Tobias en profite, il le bloque sous lui, une main sous son menton, pour lui faire fermer les mâchoires – il chopait les petits par le museau quand ils couinaient. Merde, c’est moins facile avec un humain. Maguey réagit, roule sur le dos pour se défaire de l’emprise de l’enfant loup ; celui­ci l’accompagne dans sa chute et continue de le tenir fermement. Agile, l’animal. Et fort. Trop léger, pourtant. Mag’ se replie dans un sens, dans l’autre, se relève, et à l’instant où le Loup bleu est en déséquilibre, il le saisit par les épaules et le soulève du sol, le renvoie plusieurs mètres en arrière. Tobias atterrit sans mal, mais le­-corps-du-­Christ a déjà bondi et ils roulent ensemble entre les zombs refroidis, avant de se relever encore une fois, face à face.

Bordel de merde, les louveteaux ne se débattaient pas comme ça, il veut crier à ce point ? Et puis pourquoi il crie ? C’est pas un loup ! Pas un loup ! Tobias est un loup mais il peut pas crier, lui. Pourquoi il peut, lui, le pseudo-gosse ? Il n’a plus envie de se battre, il veut juste se rouler en boule et pleurer. Mais l’honneur l’en empêche, le pseudo­-gosse n’a pas pleuré, lui...

Maguey tire maintenant la langue, halète, pour ressembler à ses nouveaux amis. Peut­-être que c’est pas un vrai loup, mais il essaye si fort, et il a l’air si con que ça rend Tobias heureux. Les loups les ont regardés faire et Waä sourit la première, dévoilant ses crocs, puis Nël et Gorak qui roulent carrément dans la poussière, puis se lèvent en agitant la queue. Sarabe les mate un instant, comme s’il était au­dessus de ça, puis son regard d’ambre tombe sur Alpha et l’Homme­-qui-­imite et il rit, il rit, gueule ouverte, il ne peut pas s’en empêcher. Et c’est si bordélique et dénué de ce sens, avec toute la meute pliée en deux, que Tobias sourit à son tour. Et son sourire gagne ses yeux, et il sent l’air de ses poumons qui remonte vers sa bouche et qui va l’étouffer alors il l’ouvre et expire d’un coup, et halète presque en silence. Il tire même la langue et plisse les paupières, il a pas aussi bien rit depuis la nuit où il a trouvé p’tite Camille.

Le neuneu, lui, il a retrouvé son sourire niais et édenté. Pour faire bonne figure et prouver qu’il a compris, il se met à remuer les lèvres sans émettre aucun son. Il parle, il parle – enfin, il grimace –, il ne s’arrête plus. Bientôt, il s’accompagne de gestes et indique la direction d’où est arrivée la meute. Il a franchement l’air con, avec ses postures incompréhensibles et ses lèvres qui font de la gymnastique, mais ça l’amuse. Il s’imagine dans l’un de ces très vieux films sans bande son... Par ce dialogue de sourds, et en l’occurrence de muets, il voudrait juste inviter les loups à aller jouer avec les pauvres types en uniforme, grands bêtes marche-­au-­pas bang bang, qu’il a aperçus plus tôt. S’il savait ce qu’il en reste...

Du point de vue de Tobias, c’est moins drôle. Ça lui casse carrément les pieds, les couilles, le moral, la tête. Quand on le comprend pas, quand il ne comprend pas, ça le rend fou ! Mais Mag’ ne capte pas, concentré sur son show. Tobias fait quelques pas pour s’éloigner de lui et se prend la tête à deux mains. Pourquoi personne comprend jamais rien, hein ? Pourquoi p’tite Camille est pas là ? Elle, elle comprend ! Elle comprend ! Elle comprend !

Maguey cesse aussitôt de jouer, désolé. Il ne voulait pas le blesser. Et merde, voilà, il a tout gâché ! Au bord de la panique, au bord des larmes, il cherche l’appui de Waä, des autres, de n’importe qui. C’est trop dur, ils ne se comprendront pas...

Un souffle de vent se balade dans le canyon et amène une odeur. Les loups sont debout,

Tobias s’est raidi.

— Bhêêê !

Une chèvre passe.

L’animal, farouche bien que curieux, les observe de loin. Un jouet ! pense l’un. Oh putain mais ça se mange, ça ! estiment les autres. La meute salive déjà. Maguey bave, ravi : cette fois, ils se comprennent ! Bien sûr qu’ils peuvent se comprendre !

Un homme se présente à son tour. Il a des tongs en fer forgé, rouillées sur les côtés. Pour le reste, il ressemble à un mendiant du Moyen­âge, bure brune et sale, avec une capuche bouffante, informe, et une corde de lin en guise de ceinture. Un moine, peut­être. Pour le neuneu, moine, c’est synonyme de connard d’esclavagiste. Un instinct pas très instinctif le pousse à montrer les crocs.

Tobias est tendu des pieds à la tête, attentif à tout. Trop de plans à prendre en compte : truc qui se mange, loups qu’ont faim, pseudo­gosse qui va réagir et qu’a sûrement faim aussi, et cet autre bipède qui s’en vient à travers le canyon... Waä veut déjà s’élancer, il la rappelle d’un claquement de langue, et Sarabe lui mord son unique oreille, histoire qu’elle n’oublie plus sa place, à l’avenir. Mais la petite louve couine maintenant, et ça empêche Tobias de réfléchir alors il grogne, féroce :

— Shhhhh !

Elle comprend, heureusement, et se tait. Il se tourne vers le pseudo gosse, mais celui­ci n’a pas l’air intéressé par la nourriture quadrupède ; il regarde le nouveau venu. Tobias a les doigts qui le démangent, il veut attraper son épieu, mais doucement, doucement, il sait pas encore... Merde, il panique et il n’écoute plus, pourtant le vent lui parle : la bête, trop petite pour cinq, l’attraper et la ramener à la maison ? L’homme : pas armé, mais pas peur non plus, juste en mission. D’accord, là c’est déjà plus clair.

Les loups piétinent et piaffent. Le type en tongs semble hésiter aussi. Pas étonnant, vu la dégaine des autres. Maguey se dit que, cette fois, c’est à lui de prendre les choses en main. Il se relève, récupère son casse­tête et, très dignement, il approche et entame :

— Belle journée, n’est-­ce pas ?

— Euh...

Le type a l’air surpris. Maguey ne voit pas pourquoi.

— Oui, belle journée, décide le moine après une hésitation. Je m’appelle Francesco Giovanni di Pietro Bernardone. Enchanté.

Il tend sa main vers le neuneu, qui la lorgne comme un objet sans intérêt. Pas démonté, Francesco désigne la brouteuse et enchaîne :

— Et elle, là-­bas, c’est Blanquette. La chèvre de notre communauté. Elle aime gambader et découvrir le monde.

— Joli sextoy.

Moue offusquée du moine.

— Belle bête, corrige le neuneu. Bonne bouffe.

— Non, nous ne la...

— Cureton ?

Grimace interrogatrice, cette fois. Il est dur des neurones, celui­ci. Maguey soupire profondément, puis reformule :

— Toi y’en a être moine ? Toi cureton ?

— Oh ! Oui ! Vous...

Il n’achève pas, il a croisé le regard de Tobias, toujours hésitant, et n’a plus d’yeux que pour lui. Il approche, même. Le garçon se courbe et grogne, main au couteau. Ça l’arrête, c’est bien, c’est le but, mais ça n’a pas l’air de le démonter, il le prouve en s’exclamant :

— Frère loup, c’est toi que je cherchais !

Satisfait, il précise à Maguey :

— Cette créature de Dieu terrorise les communautés alentour ; même les miliciens la craignent. Je suis parti à sa poursuite pour le convertir à la sagesse.

— Ah. Et ton cul c’est du poulet ?

Francesco ignore la question et ne remarque pas que le casse-­tête s’impatiente. Il fait un signe de croix et, une main levée face à l’enfant, il déclare :

— Frère loup, je te commande, au nom de Jésus­-Christ, de me suivre maintenant sans rien craindre, et nous allons conclure cette paix au nom de Dieu.

Encore une fois, il se retourne vers le débile pour préciser :

— Ne craignez rien. Nous allons le recevoir chez nous et le nourrir, puis je rendrai cette créature de Dieu végétarienne.

— Ou morte, ajoute Maguey.

Puis, à Tobias, en désignant la chèvre :

— Jouet !

Et de nouveau un sourire étire les lèvres de Tobias et monte jusqu’à ses yeux, tandis qu’il se redresse. Pas loup, le-­corps­-du­-Christ, pas humain, pas d’ici, un peu enfant, différent, si pareil en même temps... Mais plus que tout, il est heureux : pour une fois il comprend et il est compris. La main qui cherchait son couteau vient claquer sur sa cuisse, le bruit est sec sur le cuir. De l’autre, il brandit l’épieu. Il pivote alors sur ses talons, les loups bondissent à ses côtés, et bientôt le quadrupède comestible est encerclé par la meute. Reste à savoir comment il va convaincre Sarabe, Waä, Nël et Gorak de ne pas la manger, mais ce n’est qu’un détail.

Mag’ retient Francesco, affolé, en récitant :

— Il ne marchait plus alors ; il devenait un animal sauvage, silencieux et léger, ombre à peine entrevue glissant parmi d’autres ombres.

— Mais ne les laissez pas...

— Freude ! tranche le neuneu, avant de feuler, montrant les crocs.

Les loups ont encerclé la brouteuse, piaffant, joueurs.

— Pauvre Blanquette, gémit le moine.

— Pauvre cureton, ajoute Maguey.

L’autre frémit, mais se reprend aussitôt, naturel :

— Oh, moi ! Je vais monter au Paradis, je serai à jamais auprès de Saint Pierre et notre

Seigneur Éternel !

Il a l’air heureux, le crétin ! Ça donnerait envie de le buter juste pour voir sa gueule quand il ne trouvera personne au rendez­vous... Mais ce n’est pas ce qu’il a prévu. Maguey a seulement dit « pauvre cureton », parce que c’est triste d’être cureton. Une sorte de maladie honteuse. Il passe son bras sur les épaules de Francesco, comme pour le réconforter, et bave un peu. Blanquette bêle à vous tirer des larmes, elle tremble, la tête en avant, les cornes pleines de défi, courageuse malgré tout. Mais à l’unisson, les loups lèvent la gueule dans une autre direction. Une odeur de gros cons titille leurs museaux. Une milice !

— Sol sol sol mi ? demande Mag’.

Tobias lui répond d’un simple regard. Ils parlent désormais le même langage. Seuls Francesco et Blanquette n’ont pas compris. Avec un brin de pitié, le neuneu explique au moine :

— Sol sol sol mi­-bémol ! Jouets ! Gros cons bang bang ! Freude !

Avec ça, c’est sûr, le pauvre type va tout comprendre ! Le moine et la chèvre échangent un soupir fatigué, puis haussent les épaules en même temps. Le débile parle tout seul :

— Ô extase... extase divine... c’était splendeur et splendosité fait de chair. C’était comme un oiseau tissé en fil de paradis. Comme un nectar argenté coulant dans une cabine spatiale, et la pesanteur devenue une simple plaisanterie... Tout en slouchant, je voyais des images exquises !

Puis il se remet à siffler l’Ode à la Joie et part à la suite de la meute. Des coups de feu retentissent, des cris, et d’autres sons encore, pas très catholiques.

Have fun! Let’s kill’em all!

Francesco, mal à l’aise, entend hurler « le corps du Christ ! » avant que retentisse chaque coup de feu.

Trois minutes plus tard, on a allumé un feu et, alors que la nuit tombe sur une ribambelle de cadavres, le moine rassuré se met à jouer du banjo sous l’œil attendri de Blanquette. Maguey, pour sa part, remarque que c’est la première fois qu’il discute avec une chèvre, laquelle est fort sympathique.

Tobias est soudain fatigué. Il envie ses frères et sœurs, que les deux chasses aux marcheurs ont épuisés et qui dorment profondément, roulés en boule les uns contre les autres. Il se laisse tomber dans la poussière, s’adosse au ventre de Waä, que ça ne réveille même pas. Regarde son nouvel ami si bizarre qui tente de lier conversation avec le quadrupède comestible – il va peut­_être devoir le lui laisser, après tout. Regarde le bipède adorateur du Suprême Enculé – dernier petit nom de Dieu inventé par Matou­-le-­chat-­garou dans un moment d’inspiration – qui chante un truc non identifiable, et soudain la radio de la maison lui manque presque autant que p’tite Camille et les trois autres. D’ailleurs, ils sont où, les autres ? Elle est où, la maison ? Qu’est­-ce qu’il fout là ?

Maguey, lui, ne se pose pas de question. Nouveaux copains. Banjo. Heureux. Mais en voyant l’enfant endormi tout contre la louve, il pense à Yoanha[5] ; elle lui manque. Blanquette est sympathique, mais vraiment moins mignonne.

— Malheureuse, il lui sort, tu ne sais pas qu’il y a le loup dans la montagne...

La fatigue le gagne, lui aussi. Offrir la Communion, c’est épuisant. Freude, schöner Götterfunken, Tochter aus Elysium...

 

[1] Maguey, handicapé, bave souvent.
[2] surnom courant de Maguey
[3] Tobias précise « deux yeux » parce qu’il le compare avec son frère qui a perdu un œil.
[4] P’tite Camille est une enfant, proche de Tobias.
[5] Yoanha est une amie de Maguey, auprès de qui il s’endort parfois.

 


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